Romain Muller • À l'envers
Citez-moi vos 10 auteurs célèbres préférés. C’est bon, vous les avez ? Je suis sûre que parmi eux se sont glissés Marcel Proust, Albert Camus ou Charles Baudelaire. Mais avez-vous pensé à y intégrer une femme ? Ma question était peut-être mal posée aussi... Si je vous demande : citez-moi vos 10 auteurs et autrices célèbres préféré·es. Là, déjà, je suis sûre que vous allez faire un effort et que vont tout à coup surgir - sans doute, peut-être - Marguerite Duras, Simone de Beauvoir ou Françoise Sagan. Ça fait encore grincer les oreilles de certains et certaines, le terme « autrice », mais déjà, ça va mieux quand on le convoque. Ça déploie la mémoire et l’imagination. Je peux vous garantir qu’on s’y habitue et qu’on y prend goût.
Mais je ne vous en veux pas tellement si vous avez cité Proust, Camus ou Baudelaire… Car c’est non seulement parce qu’ils ont écrit des choses fabuleuses - et que leur genre est adapté au mot « auteur » -, mais c’est aussi parce que vous avez entendu parlé d’eux dès les bancs de l’école. Or, l’école enseigne toujours une culture littéraire légitime largement dominée par les hommes. Pas étonnant que des lycéens et lycéennes aient encore découvert, atteré·es, qu’Andrée Chédid était une femme lors des épreuves du bac cette année…
Alors dans ce format court, on va leur faire de la place, aux autrices. Pour mieux découvrir la valeur de leurs écrits. Pour dépoussiérer celles qui ont été invisibilisées au cours des années. On va se concentrer sur des autrices francophones - parce qu’il y a déjà largement de quoi faire - et vous pourrez retrouver toutes ces chroniques et les références sur le site de l’association Le Deuxième texte, qui met en valeur les œuvres des femmes de lettre d’expression française.
Et si Proust faisait partie des privilégiés, qu’à cela ne tienne. L’auteur de « Du côté de chez Swann » nous as inspiré « Du côté des autrices ». Et comme dans « Du côté de chez Swann », le narrateur se remémore, tendrement , la lecture que lui faisait sa mère le soir de « François le champi » écrit par George Sand, on va se pencher un peu sur le cas de cette autrice du 19e siècle.
Certes, George Sand n’est pas la plus inconnue des autrices. Mais comme tant d’autres - avant tant d’autres même - Aurore Dupin, de son vrai nom, a adopté un pseudonyme masculin pour mieux faire accepter ses écrits. George Sand n’est pas la plus inconnue des autrices, car elle a longtemps été incontournable dans les programmes scolaires, avant que sa présence s’estompe à partir des années 70. Qui a lu désormais « La Mare au diable » ou « François le Champi » ? George Sand n’est pas la plus inconnue des autrices, mais désormais, c’est son personnage qui est plus classique que son œuvre dans les ouvrages scolaires. Elle est reconnue pour ses amitiés ou ses amours avec Musset ou Chopin. Pour son engagement politique et féministe. Ou pour avoir porté des pantalons.
Alors revenons à ses écrits et en particulier à « Indiana ». « Indiana », c’est le premier roman qu’elle a écrit seule, publié en 1832. Un ouvrage audacieux, qui préfigure « Madame Bovary », et pourtant celui dont on se souvient le moins. Femme de 19 ans mariée à un vieux colonel, Indiana s’ennuie terriblement dans ce mariage et va peu à peu laisser tomber sa timidité et son respect impassible pour son mari, pour se révéler bien plus indépendante d’esprit.
Je vais vous en lire un extrait. C’est un passage où George Sand ne se concentre pas sur Indiana, mais sur Raymon, celui qui essaye de la séduire et qui la charme. Dans ce passage, on sent poindre chez George Sand la critique des personnages comme Raymon, si assuré d’eux-mêmes et amoureux de l’état amoureux, au point d’oublier la femme vers laquelle ils se tournent. J’ai aimé cet extrait car George Sand analyse finement la séduction et le pouvoir de l’éloquence.
EXTRAIT
« Raymon s’assit auprès d’elle. Il avait cette aisance que donne une certaine expérience du cœur ; c’est la violence de nos désirs, la précipitation de notre amour qui nous rend stupides auprès des femmes. L’homme qui a un peu usé ses émotions est plus pressé de plaire que d’aimer. Cependant M. de Ramière se sentait plus profondément ému auprès de cette femme simple et neuve qu’il ne l’avait encore été. Peut-être devait-il cette rapide impression au souvenir de la nuit qu’il avait passée chez elle ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’en lui parlant avec vivacité, son cœur ne trahissait pas sa bouche. Mais l’habitude acquise auprès des autres donnait à ses paroles cette puissance de conviction à laquelle l’ignorante Indiana s’abandonnait, sans comprendre que tout cela n’avait pas été inventé pour elle. En général, et les femmes le savent bien, un homme qui parle d’amour avec esprit est médiocrement amoureux. Raymon était une exception ; il exprimait la passion avec art, et il la ressentait avec chaleur. Seulement, ce n’était pas la passion qui le rendait éloquent, c’était l’éloquence qui le rendait passionné. Il se sentait du goût pour une femme, et devenait éloquent pour la séduire et amoureux d’elle en la séduisant. C’était du sentiment comme en font les avocats et les prédicateurs, qui pleurent à chaudes larmes dès qu’ils suent à grosses gouttes. Il rencontrait des femmes assez fines pour se méfier de ces chaleureuses improvisations ; mais Raymon avait fait par amour ce qu’on appelle des folies : il avait enlevé une jeune personne bien née ; il avait compromis des femmes établies très-haut ; il avait eu trois duels éclatants ; il avait laissé voir à tout un rout, à toute une salle de spectacle, le désordre de son cœur et le délire de ses pensées. Un homme qui fait tout cela sans craindre d’être ridicule ou maudit, et qui réussit à n’être ni l’un ni l’autre, est hors de toute atteinte ; il peut tout risquer et tout espérer. »
Les références :
Illustrations : Glwadys Le Roy (Instagram) + Portrait de George Sand par Thomas Couture (Wikimedia Commons) Extraits musicaux : « Junk City » de Gold Panda pour le jingle ; « The Barrel » d'Aldous Harding
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