Nina Kraviz • Surprise Me, I'm Surprised Today
Dans "À nos désirs", la journaliste lesbienne Élodie Font a recueilli des témoignages pour raconter la construction du désir chez les lesbiennes.
Avez vous vu le film Go Fish de Rose Troche ? Ce film expérimental nous fait suivre une bande d’amies et d’amantes lesbiennes. Allongées les unes à côté des autres ou dans l’intimité d’un salon, elles se racontent leurs histoires, leurs doutes, leur dernier date, qui a couché avec qui. Ces moments d'échanges cristallisent des questions : Qui désire-t-on, comment désirer, faut-il désirer, comment se reconnait-on, avec qui voulons nous faire communauté, qu’est ce que ça veut dire d’être lesbienne ?
La journaliste Élodie Font s’est également posé ces questions et les a posées à d'autres dans son premier essai, A nos désirs, qui paraît cette semaine aux éditions La Déferlante.
L’ouvrage est une plongée dans les intimités lesbiennes mais également dans leurs modes de vies. Entre témoignages et récit personnel l’essai aborde le besoin de s’identifier soi même et aux yeux des autres, de découvrir ses désirs en dehors de la norme et de célébrer dans une joyeuse créativité les amours saphiques aussi pluriels soient-ils. À nos désirs m’a fait le même effet que Go Fish, le sentiment à la fois doux et jubilatoire de se poser entre gouines et de parler encore et encore de ce qui nous lie.
Élodie Font est également journaliste et créatrice du podcast Coming In pour Arte Radio, adapté ensuite en BD aux éditions Payot.
Ton essai entremêle ton vécu et des témoignages de plein d'autres personnes. Certains témoignages ont été recueillis lors d'entretiens à l’oral. Ton histoire personnelle, tu l'as adaptée en podcast en 2017. Qu'est ce qui t'a amené cette fois ci à choisir le format de l'essai pour tisser ta réflexion?
Élodie Font : J'avais envie d'entendre des récits qui ne soient pas uniquement le mien dans le podcast et la BD, où je racontais tout le long cheminement qui avait été le mien pour accepter mon homosexualité. Là en l'occurrence, j'avais pas envie particulièrement de raconter ma sexualité. J'avais envie de faire entendre et de faire lire surtout des récits qui soient pluriels et que ensemble, à travers tous ces récits, on entende en nous quelque chose justement qui soit pas uniquement singulier, mais pluriel. Et ça, ça passait forcément par une parole qui ne soit pas uniquement la mienne.
Par quoi es-tu passée pour recueillir ces témoignages ?
Pendant trois ans, dès que je rencontrais une lesbienne, je lui disais “Tu sais, je travaille sur la sexualité des lesbiennes. Est ce que tu as envie de discuter avec moi?” Mais c'est vrai que je suis passée par absolument tous les moyens parce que je voulais vraiment essayer de dessiner un corpus de personnes queer qui soit le plus large possible, notamment en terme d'âge. Les personnes qui témoignent dans ce livre, elles ont entre quatorze et 87 ans. Donc pour celles qui sont les plus jeunes, évidemment, elles sont venues à moi beaucoup par les réseaux sociaux, celles de 87 ans. Je les ai trouvées par une association par exemple. Mais je dirais que l'immense majorité, quand même, des personnes qui témoignent, je les ai trouvées et via les réseaux sociaux où j'ai diffusé un questionnaire d'une cinquantaine de questions très intimes. Et il y a 1200 personnes qui ont répondu à ce questionnaire en dix jours. Quand il y a autant de personnes qui sont prêtes à se livrer, autant en aussi peu de jours, c'est qu'il y a une vraie demande. Et j'ai pioché ensuite dans ce questionnaire pour aller interviewer des gens.
Est-ce que c'est les entretiens qui ont façonné les grands thèmes de l'essai ou est ce que c'est plutôt tu avais un plan en tête avec des grandes questions ?
Oui, je me suis complètement laissée guider par les témoignages que j'ai pu recevoir et je ne savais pas où j'allais. C'est-à-dire que la thématique m'intéressait à titre personnel déjà, et que j'avais envie d'entendre et de lire des témoignages de désir lesbien au long cours. Et il se trouve que ce livre-là, je ne le trouvais nulle part. Au début, je n’avais aucune idée de la direction dans laquelle j'allais et c’est de témoignages en témoignages, en témoignages que j'ai repéré de grandes thématiques. Et honnêtement, dans mon imaginaire, le livre, il ressemblait absolument pas du tout à ça il y a trois ans et j'adore !
Qu’est-ce qui a t’a surprise dans ton enquête ?
Alors moi, je suis extrêmement naïve. Faut quand même être honnête. Donc je peux te donner un exemple.
Jeune, je ne savais pas que il y avait eu dans les années 60 et 70 autant de discussions dans les groupes de parole de lesbiennes autour de la pénétration. Je ne savais pas qu’autant de personnes lesbiennes ne pratiquaient pas la pénétration parce qu'elles avaient en horreur l'idée que l'on puisse imaginer qu'elles singent des rapports hétérosexuels et que la pénétration dans l'imaginaire d'alors ne pouvait être que liée aux rapports hétérosexuels.
Et j'ai trouvé ça très intéressant parce qu’il y a vraiment une notion d'âge, en tout cas une notion de génération dans la vision que peuvent avoir les lesbiennes de la pénétration. Si vous posez la question à une lesbienne de 40 ans, une lesbienne de 20 ans et une lesbienne de 70 ans, elles n'auront pas du tout le même discours. Et ça, par exemple, très honnêtement, je ne m'y attendais pas. Là, je vous donne un point extrêmement spécifique, mais d'une manière générale, je dirais que ce que j'ai trouvé assez fascinant, c'est que je me suis reconnue dans beaucoup de témoignages. A un endroit ou à un autre. Quand bien même les parcours n'étaient pas du tout le mien et que j'ai eu la sensation que de parcours singuliers en parcours singuliers, il y avait vraiment une notion de sexualité collective. En démarrant ce travail-là en tout cas, je ne savais pas que je trouverais ça.
Tu crées donc un essai qui effectivement cherche à transmettre tous ces récits que tu as récolté et tu cites la romancière Caroline Emcke : « Comment comprendre ce qu'on ressentait alors même qu'on ne savait pas que ça existait ? » J'ai eu la sensation en te lisant qu'il y avait vraiment une volonté de s'adresser aux lesbiennes et de leur offrir leurs récits pour que chacun et chacune puisse mieux s'y retrouver. Est ce que c'était une volonté, dès le début du projet ?
Oui, bien sûr. Je trouve qu'on a si peu de supports qui nous racontent réellement que si je peux apporter ma toute petite pierre à l'édifice, je le fais avec plaisir.
Maintenant que le livre est terminé, je crois qu'il s'adresse en réalité à toutes les femmes d'une manière générale, qui peuvent avoir envie de célébrer leur plaisir. En tout cas, tous les retours de femmes hétéros que j'ai sur le livre disent ça : qu’elles se reconnaissent à plein d'endroits, que ça ouvre en elles des portes qu'elles ne pensaient pas ouvrir non plus. Et comme c'est un livre qui raconte de l'intérieur ce qui peut se passer dans certains esprits ou dans certaines chambres à coucher, je pense que ça peut intéresser beaucoup de gens. En tout cas, c'est ce que j'espère. Mais c'est vrai que je l'ai pensé comme un cadeau pour les lesbiennes et c'est même l'idée du titre “À nos désirs”. Moi je le pense avec un verre à la main, pas forcément un verre d'alcool, mais un verre à la main, on trinque à nos désirs. Je l'ai pensé comme un quelque chose que j'avais envie de donner.
« J'ai longtemps eu des difficultés à m'imaginer âgée et lesbienne. Je n'y avais jamais réellement songé jusqu'à l'écriture de ce livre, jusqu'à ce que j'échange avec des femmes retraitées sur leur parcours, leurs envies, leurs désirs et que je prenne conscience que c'était la première fois. À 38 ans, je n'avais encore jamais discuté longuement avec une lesbienne de plus de 50 ans. J'ai instantanément compris à quel point cette parole m'avait viscéralement manqué. J'ai été fascinée par leur émancipation, l'affirmation de soi par delà les orages. La plupart d'entre elles racontent une vie à envoyer promener les injonctions. Pour moi, être lesbienne, c'était et c'est une fugue, estime Régine, 68 ans, qui vit à La Réunion. Pouvoir être une femme et n'avoir ni mari ni enfants, vivre seule et dire merde à la société. J'ai été très heureuse dans la marge. Nous ne cherchons pas à être normal, mais à être nous. Ma sœur Catherine est donc différente. Ça nécessite un travail personnel de découvrir ce qu'on désire vraiment. Leur histoire est aussi la mienne. Elle recolle en moi des morceaux que je ne savais même pas déchirer. » — Élodie Font, À nos désirs
Est-ce que c'était difficile de récolter cette parole ou est-ce qu’elles venaient à toi un peu plus facilement que tu ne l'aurais pensé ?
Je dirais ni l'un ni l'autre. Je crois que les femmes qui ont 70/80 ans aujourd'hui, elles ont envie de transmettre et elles ont envie de témoigner. Mais on a moins accès à elles. Parce que c'est une démarche un petit peu plus longue de les trouver. Le bouche à oreille a très bien fonctionné, c'est-à-dire que j'en ai interviewé une qui m'a conseillé toutes ses copines, qui m'a conseillé toutes ses copines et en fait, elles font comme nous on peut faire en présentant des copines lesbiennes à d'autres copines lesbiennes. Et donc ça s'est fait relativement facilement à partir du moment où j'en avais rencontré quelques-unes.
On lit vraiment avec beaucoup de plaisir tous ces témoignages et je me suis vraiment posé la question. Tu les a interrogés sur leur mode de vie, sur le fait d'être lesbienne, d'être lesbienne âgée. Mais qu'est ce qu'elles pensent des jeunes lesbiennes par exemple ? Est ce qu'elles sont fières de nous ? Est ce que vous avez abordé ces questions-là ?
Elles nous regardent avec un peu de sidération. Est-ce que c'est parce que quand on a 70 ans, on regarde toujours avec un peu de sidération des gens qui ont 50 ans de moins que nous ? Je ne sais pas. Je vous dirai ça quand j'aurai 70 ans !
Mais alors il y a beaucoup d'incompréhension pour certaines. Pas pour toutes, mais pour certaines. Il y a une certaine incompréhension par rapport au fait de vouloir se marier et d'avoir des enfants. Ce sont pour la plupart des femmes qui n'ont pas eu d'enfant, avec une compagne en tout cas, et qui ne comprennent pas dans quelle galère on se met.
D'autres aussi qui ne comprennent pas forcément aussi que les lesbiennes de 20 ans puissent être très féminines. J'ai bien conscience qu’en vous disant ça je dis quelque chose d'un peu cliché mais je crois que parfois il y avait aussi une nécessité, chez elle, d'exister et de se reconnaître, de surmonter la difficulté à vivre dans le secret, parfois dans un contexte familial violent, dans des entreprises dans lesquelles elles travaillaient, etc. Elles se sont aussi construites dans quelque chose de très communautaire et pas forcément dans un mauvais sens, mais dans quelque chose où elles se reconnaissaient entre elles. Et c'était important. Et donc, que l'on puisse être lesbienne aujourd'hui et ne pas forcément se reconnaître les unes les autres, ça leur échappe un peu. Après ça, ça peut paraître un peu anecdotique de le dire comme ça. Elles étaient aussi très heureuses, je crois, de pouvoir apparaître dans un livre où on leur donne la parole, et de faire partie de cette parole commune.
Est-ce que dans la pluralité des personnes que tu as rencontrées un jour, tu rencontres aussi des personnes qui sont bi, des hommes, des femmes trans? Est-ce que tu as aussi pu rencontrer des personnes plutôt trans masculines qui s'identifient aussi avec l'identité sexuelle lesbienne ?
J'en ai rencontré. C'est vrai que la plupart des gens qui témoignent dans ce livre, je dirais que c'est à peu près les trois quarts sont des femmes cis et qui s'identifient comme lesbiennes. Et je dirais que pour un quart, il y a des personnes qui s'identifient autrement. Il y a pas mal de gens qui s'identifient comme queer, dont des personnes qui sont transmasc. Et oui, j'avais envie qu'on puisse les entendre. En fait, ce qui m'intéressait, moi, c'était les relations lesbiennes racontées par celleux qui s'identifient comme lesbiennes. Après tout, ça appartient à chacun·e.
Tu consacres une partie d'un chapitre sur les violences à l'intérieur des couples lesbiens. On a peu d'informations et comme il est raconté dans l'essai, les femmes victimes de violence de la part d'autres femmes peuvent ressentir comme une impression de trahir la communauté quand elles témoignent. J'imagine que c'était un sujet assez complexe à aborder…
En fait, je ne pouvais pas ne pas en parler. Parce que quand on aborde la question du désir et de la sexualité chez les personnes lesbiennes, on se rend vite compte que la question des violences c’est une question essentielle dans l'acceptation du corps, dans les limites que l'on pose dans la manière dont on peut se sentir.
Pour moi, c'était essentiel que ce chapitre existe aussi, de par le fait que nous en parlons très peu et que je crois qu'il faut absolument que cette parole soit entendue. La différence entre les violences qui peuvent exister dans les couples hétérosexuels, c’est que ce sont de ces violences-là dont on parle souvent médiatiquement.
À l'intérieur des couples de femmes, la violence est davantage d'ordre psychologique, de l'ordre de l'emprise, et c'est une violence terrifiante dans beaucoup de récits. Et je dois dire que j'ai reçu plus de récits que ce que je pensais avant de démarrer ce livre. Donc pour moi, c'était essentiel qu'on puisse les entendre.
On trouve aussi de très beaux témoignages dans ton essai sur la place du désir et de la sexualité chez les lesbiennes, par exemple celui-ci : « Le moment de ma vie où je me suis sentie le plus aimée, confie Laetitia, c'est quand mon amoureuse m'a dit que même si on ne devait plus jamais faire l'amour, elle me choisirait dans cette vie et dans les suivantes. Elle a ajouté qu'elle savait se servir de sa main, de ses doigts et que je n'étais pas chargée de satisfaire son désir. Je ne crois pas qu'on m'ait jamais dit quelque chose d'aussi romantique. »
Est ce que tu as le sentiment que les lesbiennes se détachent peu à peu de cette injonction à faire que la sexualité soit un ciment dans le couple ?
En tout cas, ce que j'ai remarqué, c'est qu'il y a une vraie possibilité de dire non, je n'ai pas envie. Ce qui est déjà énorme dans la sexualité. Et donc non, je n'ai pas d'envie ce soir. Non, je n'ai pas envie, non, demain non plus. Et donc de pouvoir dire non, tout simplement ça c'est énorme. Dans la sexualité entre femmes, il y a vraiment cette idée de consentement qui semble partagée par beaucoup de femmes qui témoignent dans ce livre, comme d'ailleurs elles disent oser dire oui et oser parler, se dire ce dont elles auraient envie, ce qu'elles désirent. Et donc c'est cette parole qui me semble être au centre des relations lesbiennes, évidemment pas toutes, mais d'une partie des relations lesbiennes. Et la possibilité aussi d'avoir un orgasme ou non. On dit beaucoup de la sexualité lesbienne que c'est une sexualité plus orgasmique que la sexualité hétérosexuelle, en tout cas pour les femmes hétérosexuelles. Et dans les chiffres, c'est le cas et je crois vraiment que c'est le cas parce que justement, le fait d'avoir un orgasme n'est pas obligatoire. Donc évidemment qu'on a plus d'orgasme quand ce n'est pas obligatoire et qu'on a la possibilité de ne pas avoir un orgasme un soir. Si c'est le cas, si le corps ne répond pas de cette manière-là ce soir-là.
Est ce que dans les témoignages lesbiens, le fait de se découvrir lesbienne, de relationner avec avec des femmes, ça, ça a permis de libérer les personnes ?
Totalement. Alors ça, c'est un témoignage qui revient et revient encore. Cette sensation de libération, libération du corps, libération des formes, libération de la parole… C’est quelque chose que j'ai ressenti. Libération de la possibilité d'exulter. Il y a vraiment cette notion-là chez beaucoup de femmes. Je me souviens d'une, par exemple, qui raconte qu'elle a vécu pendant quinze ans avec un homme avec qui elle a deux enfants et puis qu'elle a osé franchir le pas de d'avoir des relations lesbiennes, elle en a plusieurs en même temps. Et elle dit par exemple qu'elle a découvert qu'elle faisait du bruit, vraiment beaucoup de bruit quand quand elle jouit et que jusqu'ici elle n'avait jamais autant exprimer, ne serait-ce que d'un point de vue vocal, son son plaisir. Donc ça m'a fascinée !
En introduction, tu écris : « En écrivant ce livre, je me suis demandé si être lesbienne, ce n'était pas une façon d'oser dire non. Non à toutes les injonctions faites à nos corps de femme, non à l'obligation d'avoir systématiquement un orgasme, non à la fréquence des rapports sexuels indiqués par la société, Des diktats basés sur la pratique de la sexologie. Une discipline née au XIXᵉ siècle, inventée par des hommes dont le principal crédo est de nous faire croire que l'absence de libido est un problème, qu'une sexualité parfaite serait forcément hétérosexuelle, pénétrée. » Pour finir cet entretien, j'ai envie de prendre ta phrase en sens inverse et de te demander selon toi Elodie. Être lesbienne, c'est dire oui à quoi ?
C'est dire oui à s'écouter. C'est dire oui à s'accepter. C'est dire oui tout court. Puisque, c'est tout de même une sexualité dans laquelle on peut prendre beaucoup de plaisir. C'est dire oui au temps aussi. Il y a eu une étude d'une sexologue féministe qui s'appelle Coraline Delebarre, qui a étudié les rapports sexuels entre femmes et qui raconte par exemple que qu'un rapport sexuel entre femmes dure en moyenne une quarantaine de minutes, c'est-à-dire donc deux fois plus qu'un rapport sexuel hétéro. Et je crois qu’être lesbienne, c'est donc dire oui à prendre le temps d'être avec l'autre et de s'écouter assez pour pour pouvoir prendre du plaisir.
L'équipe de l'émission
Présentation : Diego de Cao
Réalisation : Colin Gruel
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