CORRIDOR • Coups d'epee
Cette semaine, nous recevons l'artiste et auteur franco-cambodgien Jean-Baptiste Phou.
Selon l’INED et l’Insee, la population originaire d’Asie de l’Est et d'Asie du Sud-Est serait d’un peu moins de 700 000 personnes en France, soit presque 1% de la population du pays. Dans une exposition qui s’est clôturée au mois de février retraçant l’histoire des migrations venues de 9 pays de cette zone au Palais de la Porte Dorée, un autre chiffre intéressant est avancé : 6% des personnes immigrées seraient originaires de Chine, du Vietnam, du Cambodge, du Japon, de Corée, du Laos, de Thaïlande ou des Philippines.
Dans le cadre de cette exposition, une enquête d’opinion a été commandée qui a confirmé la grande méconnaissance de la population française sur cette immigration : que ce soit sur son nombre, sa chronologie, son origine. Mais surtout, cette enquête a conforté l’idée que les stéréotypes restent très présents dans l’imaginaire des Français. Si les personnes asiatiques ongtemps perçue comme une minorité discrète et peu stigmatisée, de nombreux événements de ces dernières années, comme la meurtre de Zhang Chaolin à Aubervilliers en 2016 ou les débuts du Covid, ont prouvé qu’il n’en est rien et que les clichés les concernant ont la vie dure.
Loin de ne porter que sur des caractéristiques sociales, professionnelles ou scolaires, les préjugés sur les asiatiques sont également répandus en ce qui concerne la sexualité ou les représentations de genre. C’est ce dont nous allons parler avec Jean-Baptiste Phou, auteur de La Peau hors du Placard, Asiatique et gay, une vie de lutte.
Il y a en France une grande méconnaissance et une confusion des populations originaires d'Asie en général et d'Asie de l'Est et du Sud-Est en particulier. Pour cette émission on dira “asiatique”, comme dans le titre de votre ouvrage, mais ce sera pour parler Asie du Sud-Est. Vous évoquez vos origines dans le livre. Est ce que vous pourriez commencer par les rappeler à nos auditeurs ?
Jean-Baptiste Phou : Oui, je suis né en France. Mes parents viennent du Cambodge. Tous les deux sont nés au Cambodge mais sont d'origine chinoise. Je suis donc ce qu'on pourrait dire sino-khmer.
Dans ce livre, vous écrivez donc en tant qu’asiatique, en tant que gay, mais aussi en tant qu'artiste. Est ce que vous pourriez nous raconter les changements de carrière successifs qui vous ont amené là où vous en êtes aujourd'hui?
Au début, j'ai eu un parcours qu'on pourrait penser classique, dans le sens où j'ai fait une école de commerce. J'ai travaillé d'abord en banque d'investissement en Espagne, puis à Singapour. Après ça, j'ai commencé une carrière artistique en tant que comédien. C'était en 2008. J’ai passé environ une dizaine d'années dans le milieu du théâtre en France. J'avais aussi ma troupe de théâtre, donc j'étais auteur et metteur en scène également de mes propres pièces. Et puis en 2017, je suis parti vivre au Cambodge. J'ai pris un travail là-bas dans une ONG. J'étais directeur créatif et j'y suis resté trois ans. Et puis par la suite, j'ai décidé de me remettre à la création. Donc là, depuis à peu près trois ans, j'écris, je réalise. J'ai fait un film qui s'appelait “La langue de ma mère”, et puis ces 2 livres : “La Peau hors du placard” et “80 mots du Cambodge” qui sont sortis récemment.
Dans celui-ci, “La Peau hors du placard”, vous démarrez par les années lycée et donc la découverte de votre homosexualité.
Je démarre même encore un peu plus tôt que ça. Je parle de l'enfance, de l'environnement familial. La découverte de l'homosexualité elle date même d'avant le lycée. J'ai du mal à le dater, mais c'est autour de dix ans que j'ai compris que je n'étais pas tout à fait comme les autres, pas simplement dans l'attirance sexuelle parce qu'à cet âge là, c'est pas vraiment de la sexualité, mais c'est une attirance et des comportements. Je n’étais pas à l'aise avec l'assignation des normes. Qu'est ce qui était censé être un garçon? Comment il devait se comporter, comment il devait agir, s'habiller, etc. Et puis voilà, je pense que c'est à peu près à cet âge là où je me suis rendu compte de ça.
Plus tardivement vous entrez dans la sexualité d'une manière qui est assez caractéristique des homosexuels, par des rencontres en ligne. Mais vous réalisez assez rapidement que le fait d'être asiatique, c'est un enjeu important dans cette sexualité homosexuelle. Comment est ce que cette malheureuse réalité, elle vous est apparue?
Alors c'est vrai que moi je suis rentré dans le milieu gay par ce qui était accessible à l'époque. Je suis né au début des années 80. Le début de ma sexualité, c'est dans les années 90, donc à cette époque là, on n'avait pas encore les réseaux sociaux ou les applis, donc c'était les réseaux téléphoniques, le minitel. C'était tout de suite être plongé dans une hyper sexualité parce que dans les rencontres tout tournait autour du sexe. On n'avait pas vraiment de sociabilité autrement que le sexe. Mais c'est un tout petit peu plus tard en fait, que je me suis rendu compte qu'il y avait ce rejet envers les asiatiques ou même ce stigmate. Je dirais à peu près à l'arrivée d'Internet où là, avec les sites comme Gay Romeo à l'époque, on voyait affiché “pas d’asiat, pas de folles” sur les profils, c’était assez récurrent. Et puis les rencontres que je faisais, j'entendais souvent “désolé, je suis pas branché asiatique”. Donc au début, quand tu l'entends une fois, deux fois et tu te dis “bon bah je lui plais pas, c'est moi”. Mais à force de l'entendre plusieurs fois, de le voir affiché sur des profils alors même que j'ai même pas contacté ces personnes là, c'est juste, j'ouvre une appl et je vois ça s'afficher... Donc là en fait ça a commencé à m'interroger. Pourquoi il y a ce rejet envers les hommes asiatiques ? et je m'en suis rendu compte assez vite.
Dans le livre, avant de nous expliquer un peu d'où vient ce rejet à votre sens, vous nous parlez d'une stratégie que vous avez mise en place. Est-ce que vous pourriez nous la décrire?
Oui, j'avais quinze seize ans à l'époque et là je me rends compte qu'il y a ce rejet systématique. Et ma stratégie, ça a été de ne pas sortir ou coucher avec des blancs. Parce qu'à ce moment-là, c'est une façon de me protéger. Je constatais que le rejet venait pour la plupart de personnes blanches, mais ça ne me concernait pas que moi : je voyais aussi par ailleurs sur ces mêmes sites internet, qu’il y avait des stéréotypes accolés aux autres groupes ethniques. Donc les asiatiques sont censés être comme ci, les noirs comme ça, les arabes comme ça. Et donc en fait, je sentais que seuls les blancs avaient le droit d'être tout et n'importe quoi. Et nous on était censés rentrer uniquement dans des cases. Et la case dans laquelle on m'avait assigné ne m'attirait pas du tout. Donc moi, par pas riposte ou presque, je me suis dit “je ne vais pas chercher à plaire à des gens qui a priori ne veulent pas de moi”. Et donc pendant quelques années, ça a duré, je pense, jusqu'à mes 22, 23 ans. J'ai décidé que j'allais chercher en dehors de ce groupe majoritaire et de faire mes rencontres seulement avec des personnes qu'aujourd'hui on dirait racisées.
Mais cette perception que les blancs en général peuvent avoir des hommes asiatiques dans la communauté gay, elle rejoint beaucoup de stéréotypes qu'on peut avoir sur les hommes asiatiques de manière générale, même lorsqu'ils ne sont pas gays ; de dévirilisation, notamment, dans le regard des autres. Ça s'exprime de quelle manière selon vous? Et ça s'explique comment?
J'imagine qu'il y a une part d'histoire dans ça. Il y a l'imaginaire colonial dans lequel on est encore baigné à travers la culture populaire, que ce soit les représentations dans les médias, au cinéma, etc. Mais une des origines, pour moi, c'est justement cette époque coloniale où il fallait réifier les personnes colonisées, les peuples autochtones indigènes et les disqualifier quelque part, leur enlever ces attributs d'homme et notamment pour les Asiatiques. Et on le voit dans des écrits déjà du XIXᵉ siècle où on disait “voilà ces petites mains”, “on ne sait pas si c'est des hommes ou des femmes”. Il y avait déjà cet imaginaire là qui était véhiculé. Donc il fallait les disqualifier auprès des populations autochtones. Parce que le colon blanc voulait aussi s'approprier les femmes locales, donc les disqualifier auprès de leurs propres femmes et aussi auprès des femmes françaises, parce qu'il ne fallait surtout pas qu'elles se mélangent avec ces indigènes-là.
Et puis ça a été repris peu à peu dans la culture populaire, et on le voit vraiment dans ce qu'a fait Hollywood dans la représentation des hommes asiatiques. Elle est toujours caricaturale dans le sens où ils sont toujours dévirilisés, désexualisés. Ou bien si ils sont sexualisés, c'est forcément avec une sexualité problématique. C'est des pervers, ou il y a du bondage par exemple. Il n’y a pas d’entre deux sur la sexualité, soit on n'en a pas, soit on n'en a pas une normale. C'est un peu ça qui est un peu resté dans l'imaginaire. Et puis ce côté dévirilisé, c'est, je pense, spécifique aux Asiatiques. Oarce que chez les Noirs, on va souvent leurs attribuer de caractéristiques d'étalons au sexe démesuré. Pour les arabes, ce sera le mâle dominant, le conquérant qui va dominer au lit agressif. Et l'homme asiatique, c'est celui qui sera mal membré, frêle, imberbe, avec un corps lisse, androgyne. Donc on va lui enlever en fait quelque part sa virilité.
Et pourtant, après avoir séjourné et vécu dans de nombreux pays asiatiques, vous écrivez “L'expression de la virilité n'y est pas si différente, y compris dans ce qu'elle peut avoir de plus néfaste et toxique”. En quoi est ce le cas par exemple?
Je vis en Asie et je le vois bien. Et là je parle vraiment du milieu gay où il y a cette cette pression normative très forte des corps musclés où on met sur un piédestal ce qui est censé être la virilité et ce qui est cette expression viriliste. Donc c'est pour ça que je parle de toxicité, parce que on en est là aussi là-bas. Ce qui est un peu contradictoire, c'est qu'en Occident on s'imagine que les Asiatiques sont tous des petites choses frêles et imberbes et passifs, etc. Alors qu'en Asie, la majorité des gens ne se vivent pas du tout comme ça. Et il y a les mêmes constructions en fait, sur ces codes de virilité qui sont aussi développés là-bas.
Et ce que ce que vous soulignez dans le livre, c'est que le fait d'être un homme asiatique quand on est gay ne laisse que rarement vos interlocuteurs, ou partenaires sexuels potentiels, indifférents. Ils sont soit dans une sorte de fétichisation, soit dans une forme de rejet.
Ça, c'est le regard extérieur. C'est-à-dire lorsque je suis en France, cette question raciale, elle intervient pratiquement systématiquement dans des rapports de séduction, que je le veuille ou non. C'est l'autre qui va voir quelque chose en moi, il va me regarder, il va pas me voir, moi, il va voir un homme asiatique et puis il y aura ce qu’il va projeter sur cette appellation-là. Et c'est ça qui s'est joué la plupart du temps. Aujourd'hui, j'ai passé la quarantaine, je suis en couple, donc je suis moins concerné par tout ça parce que je suis moins dans ces rapports, je suis, on va dire, en dehors du marché. Mais en tous cas je l'ai vécu très très très fortement pendant que j'habitais encore ici, et c'était pratiquement systématique.
Et quand ça ne l'est pas, en fait, ça devient, une espèce de charge. Maboula Soumahoro parle de charge raciale dans son livre Le Triangle et l'Hexagone. Et c'est un peu ça. C'est à dire qu'on est tout le temps en train de se poser la question “si je rencontre quelqu'un, est ce qu'il est en train de me fétichiser? Est ce que pas? Est ce que c'est pour moi? Est ce que c'est pour mes origines?” On se pose 10 000 questions qui normalement ne devraient pas avoir lieu, mais elles existent quand même parce qu'il y a tous ces antécédents. Moi je ne suis pas en train de critiquer… On parlait tout à l’heure du fait qu'à un moment j'ai décidé de ne pas coucher avec des hommes blancs. Mais pour moi la question n'est pas là. Je ne suis pas en train d'accuser, de leur dire c'est de leur faute et qu’il ne faut pas les fréquenter. C'est pas du tout ça. Ce que je dis à l'inverse, c'est qu'on aimerait pouvoir jouir tout simplement des mêmes possibilités. De cette légèreté, de cette insouciance, de rencontrer quelqu'un sans se poser toutes ces questions-là, de pouvoir se définir comme on veut, de pouvoir être vu pour soi et non pas comme une ethnie. C'est de ça qu’il est question.
Et en même temps, ce que vous racontez qui est assez intéressant à mon sens, c'est qu'avec d'autres gays d'origine asiatique, vous ne rencontrez finalement pas moins de problèmes. Vous écrivez “Les autres Asiatiques se dérobaient obstinément, recourant à des formules à mes yeux déroutantes. On s'offusquait de mes avances parce qu'on n'était pas une lesbienne, parce que le sexe entre asiatiques était perçu comme incestueux. Parce que la promesse du plaisir ne pouvait se trouver qu'au bout d'une queue caucasienne.”
Tout à fait. Alors ça, c'est ce que j'ai vécu. Je le raconte de façon très, très condensée.
C'est ce que vous dites que vous viviez en France...
Tout à fait. Ca, c'est ce que j'ai vécu quand j'étais encore ici et que j'avais 20 ans, 30 ans, et que j'essayais de rencontrer d'autres garçons asiatiques. Parce que moi, je n'excluais pas, évidemment, les rapports avec d'autres asiatiques. Mais comme je l'écrivais, c'était eux qui ne voulaient pas de moi. Et encore une fois, ce n'était pas une ou deux personnes, il y avait une vraie récurrence de tous ces prétextes que j'entendais “Ah non, on n'est pas compatibles sexuellement”, “je ne suis pas lesbienne” ou “ça serait de l’inceste”, “Je ne couche pas avec ma sœur”. C'est quelque chose qui est hyper fréquent en fait chez les gays, et pas que chez les gays d'ailleurs. C'est ça qui est intéressant. Chez les hétéros, on entend souvent ce genre de phrase, que ce soit chez les hommes ou chez les femmes. Souvent, les asiatiques ne veulent pas se fréquenter entre eux sur le plan amoureux ou sexuel, ou même amical, parce qu'il y aurait un danger de communautarisme. Et ça, j'essaie de l'analyser dans mon livre. J'essaie de le comprendre. Comment on en arrive là, en fait ? A ce rejet de soi des uns des autres, de cette impossibilité de se fréquenter ? Et pour moi, il y a vraiment quelque chose à voir avec le fait qu'en France on nous fait croire qu'il serait dangereux de fréquenter des personnes qui nous ressemblent.
Alors que c'est ce que font 80 % des gens... Et tous ces stéréotypes, ils ont aussi joué un rôle assez important dans les débuts de votre carrière de comédien. Vous écrivez au sujet d'un rôle qu'on vous a refusé après une audition que vous aviez pourtant l'impression d'avoir bien réussi. “Ce regard, ce dédain, je sais précisément ce qu'il signifie. Asiatique, ça ne va pas le faire. C'était ce même regard que m'avait jeté le videur d'une boîte homo avant de me lancer. ‘Toi? Non’. Je ne peux m'empêcher de voir des similitudes entre ma vie dans le milieu gay et mon expérience de comédien.”
Oui, parce que dans les deux cas, on est jugés sur l'apparence. Il y a quelque chose qui se fait très vite, je pense, que ce soit dans la drague ou lorsqu'on prétend à un rôle. Il y a une sélection presque automatique, c'est oui/non. Donc on ne voit pas la personne, on voit son ethnie. Alors qu'en France c'est très drôle parce qu'on dit souvent “on ne voit pas les couleurs, tout le monde est égal, les races n'existent pas”. D'accord, en théorie, pourquoi pas, mais dans les faits, les gens voient quelque chose et ce quelque chose là, ils y projettent quelque chose, que ce soit positif ou négatif. Et dans le cas des hommes asiatiques, le plus souvent c'est négatif. Moi j'ai constaté ça dans ces deux milieux, que ce soit en tant que comédien ou dans ma vie amoureuse, il y avait souvent ce rejet-là uniquement sur ce seul critère de “On ne cherche pas d'asiatiques”. Que ce soit dans le domaine personnel “je ne suis pas attiré par ça” ou bien professionnel : dans ce film, dans cette série, dans cette pièce, on ne cherche pas d'asiatiques. Comme si je ne pouvais exister qu'à travers cette identité ethnique.
Votre parcours professionnel mais aussi personnel, vous a mené en Asie, dans plusieurs villes, notamment à Singapour, à Phnom Penh et à Taipei. Dans chacune de ces villes, vous racontez que vous avez été perçue d'une manière différente : différente de ce à quoi vous vous attendiez, mais différente aussi entre ces pays. Qu'est ce qui vous a le plus surpris dans ces perception?
Il s’agissait de contextes différents. A Singapour, je travaillais en banque d'investissement. J'étais en couple avec un homme blanc français que j'avais rencontré en Espagne. Et donc là, la question raciale était hyper présente parce qu'on était vu comme un couple mixte. Il y avait toute une sorte de projection sur qui faisait quoi dans la vie, qui avait le plus d'argent, qui avait suivi qui, qui faisait quoi au lit. Donc on me plaçait systématiquement dans un rapport inférieur par rapport à mon compagnon. Donc ça c'est ce que j'avais ressenti quand j'habitais à Singapour, que finalement, même en Asie, la question raciale ne s'efface pas. Quand bien même on serait dans un environnement où a priori on fait partie de l'ethnie majoritaire, il y a quand même d'autres forces qui rentrent en jeu. Après là où ça s'est vraiment apaisé pour moi, c'est depuis que je vis au Cambodge. Je suis quand même sino-cambodgien, je ne suis pas de l'ethnie majoritaire qui sont les Khmers, mais j'ai l'impression d'être plus fondu dans la masse. On va dire ça comme ça. En tout cas, cette question là, elle n'est pas omniprésente, même si parfois elle peut resurgir. Mais contrairement à la France, où dès que je rencontre quelqu'un, c'est la question qui se pose. Là-bas, ça ne se pose pas ou ça se posera éventuellement plus tard “tu es un cambodgien de France ?” ou “et tes parents ?” etc. Mais ce n'est pas systématique. Là où ça a aussi changé pour moi, en dehors de l'aspect relationnel, c'est aussi et surtout d’être dans un environnement où finalement tout, tout, tout est représenté : en termes de métier, en termes de carrière, de possibilités. Ca m'a aussi ouvert à quelque chose qui n'était pas le cas en France, ici, il y a une pauvreté en termes de représentation des Asiatiques dans le paysage médiatique ou artistique en France. Donc c'est assez difficile de se projeter si on veut être, journaliste, chanteur, homme politique ou je ne sais quoi. Il y a assez peu de modèles et donc il faut systématiquement transposer ou se dire “je vais être l'exception” ou “ça n'existe pas, ça va être compliqué, ça va être difficile”. Tandis que comme en Asie, tout le monde est tout, il y a comme un filtre qui s'allège tout de suite et tout est possible. C'est ça que je ressens aussi très différemment là bas, cette possibilité de pouvoir s'incarner dans tout et n'importe quoi et de pouvoir se voir partout.
Malgré quelques montées d'optimisme avant la fin du livre. Vous nous rappelez quand même des chiffres qui sont assez pessimistes et assez assez terribles. Vous citez une enquête menée en 2015 au Royaume-Uni pour Fact Site Magazine, dans laquelle une majorité écrasante des répondants appartenant à des minorités ethniques, racisées en l'occurrence, déclarent avoir personnellement fait l'expérience du racisme au sein de la sphère gay britannique. Et les chiffres sont de 80 % pour les hommes noirs, 79% pour les Asiatiques, 75 % pour les Sud asiatiques, 64 % pour les métisses, plus de 50 % pour les hommes arabes. Ils sont terribles ces chiffres.
Oui, ils sont terribles. Là on parle du Royaume-Uni. Mais en France, je suis sûr que s'il y avait des enquêtes similaires, il y aurait des chiffres similaires. Et d'ailleurs il y a un compte Instagram qui s'appelle “personnes racisées versus grindr” où on voit des captures d'écran et c'est encore récurrent. On voit bien qu'il y a un rejet ou un fétichisme qui est encore à l'œuvre dans ces rapports de séduction. Donc les choses, je dirais, elles n’ont pas forcément beaucoup changé parce qu’on reste prisonnierde ces représentations là qu'on met souvent sous le couvert de “c'est juste une préférence, c'est pas du racisme”. On se cache encore derrière ça, mais en tout cas, là où je suis optimiste parce que quand même, il y a des choses qui donnent de l'espoir, c'est qu'on en a conscience, qu'on arrive à poser des mots qui, à ces compte là qui existent, qu'il y a ce livre qui sort, il y a des enquêtes. On est en train de comprendre que finalement tout ça, ce n'est pas juste une préférence, c'est structurel, il y a quelque chose qui est à l'œuvre, qui est issu des imaginaires, du colonialisme. Je dirais même d'un certain soft power, parce que quand on déshumanise l'autre, qu’on le diabolise, il y a un but derrière. C'est aussi disqualifier des pays, notamment l'Asie de l'Est, qui commencent à être des puissances économiques. Ces gens-là on n'a pas envie qu’ils prennent plus de place que ça, donc il faut les laisser dans une certaine altérité. Donc tout ça pour moi, ça contribue à ce regard déshumanisant de l'autre. Mais aujourd'hui, je dirais qu'on en a un peu plus conscience et qu'il y a des groupes qui commencent à se mettre en place, des réflexions et pour ça, j'ai de l'optimisme.
Alors justement, à propos de cet optimisme fou, vous racontez à la fin du livre que vous avez assisté à une table ronde à la mairie du 4ème arrondissement qui s'appelait Les personnes asiatiques LGBTQ, Quelle représentation? Alors, je vous cite : “J'étais particulièrement intéressé par ce que diraient les panélistes, cinq jeunes issus de l'Asie du Sud-Est ayant tous la vingtaine. Ils parlaient du manque de modèles pour les gays, lesbiennes et trans d'origine asiatique, du poids et des conséquences de cette absence sur leur santé mentale et physique, des liens entretenus avec leur pays d'origine. Ils dégageaient une telle force, une telle maturité, un tel tranchant. Une question me brûlait les lèvres que je posais en fin de débat. J'évoquai le rejet récurrent lors de mon entrée dans la vie gay dans les années 90. ‘Vivaient-ils la même chose 20 ans plus tard? Si oui, comment affrontaient-ils cela?’ La réponse était unanime : la même intolérance, le même racisme au sein de la communauté queer persistaient. Leur solution était de ne fréquenter que des racisés ou des membres de leur propre communauté ethnique pour ne pas risquer d'être objectifier ou fétichiser.”
Donc c'est assez terrible. Ces jeunes vingtenaires finalement arrivent au même constat que vous 20 ans plus tôt. En revanche, dans la foulée, vous nous parlez d'une note d'espoir qui est pour vous en grande partie aussi liée à une question de vocabulaire notamment. Que vous considérez comme étant des armes conceptuelles.
Oui, je pense qu'aujourd'hui la jeunesse a plus d'outils pour comprendre ce qui se passe, ce qui est à l'œuvre. Donc on a des mots, on a des espaces aussi. À l'époque, il y a 20 ans, il n'y avait aucun espace, que ce soit physique ou virtuel, pour adresser ces questions-là. Il y avait des associations contre l'homophobie, la lutte contre le sida. Mais l'intersection de ces luttes-là n'existait pas. Il n'y avait aucune conscience du fait que vous puissiez avoir du racisme à l'intérieur du milieu gay. Et là, aujourd'hui, là où j'ai de l'espoir, c'est qu'on est en train de comprendre que finalement, les mécanismes, d'oppression, les violences peuvent également exister au sein d'une même communauté.
Pour aller plus loin...
— Dans le cadre du mois des fiertés, le Réseau de recherche Migrations de l’Asie de l’Est et du Sud-Est en France organise une rencontre le lundi 17 juin à la mairie du 10ème arrondissement, réunissant chercheurs et artistes pour échanger sur le décalage entre les aspirations et désillusions que rencontrent des Asiatiques queers en France, que ce soit dans leurs démarches migratoires, militantes, émancipatrices ou encore créatives. Entrée gratuite sur inscription : https://forms.gle/QJGXmAxsmFRCtPPH9
— Le compte Instagram Personnes racisées vs. Grindr : https://www.instagram.com/pracisees_vs_grindr
— Maboula Soumahoro, Le triangle et l'hexagone, La Découverte : https://www.editionsladecouverte.fr/le_triangle_et_l_hexagone-9782348041952
L'équipe de l'émission
Présentation : Victor Samoth-Panetti
Réalisation : Colin Gruel
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