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"J'aimerais t'y voir !". C'est le nom d'une nouvelle collection de la maison d'édition "On ne compte pas pour du beurre", en librairie dès le 22 février. À destination des professionnel.le.s des métiers du livre et de toute personne soucieuse d’offrir des lectures riches et variées aux enfants.
Où sont les albums jeunesse anti-sexistes ? Où sont les personnages d'enfants non-blancs dans la littérature jeunesse ? Où sont les personnages LGBTQI+ en littérature jeunesse ? Ce sont les questions que posent les ouvrages de cette nouvelle collection qui comporte pour l’instant trois ouvrages, écrits par Sarah Ghelam, Spencer Robinson et Priscille Croce.
Avec nous pour en parler, Sarah Ghelam, directrice de la collection "J'aimerais t'y voir", autrice et chercheuse.
Le Lobby : Quels livres t'ont marquée dans ta jeunesse ?
Sarah Ghelam : La plupart des albums que j'ai lus petite, c'était par l'abonnement à l'École des loisirs. Je ne sais pas si tu vois ce que c'est... Il y a un partenariat que les écoles peuvent avoir avec l'École des loisirs où les élèves reçoivent un abonnement. Ça fonctionne par tranche d'âge. Et je me souviens de la taupe qui avait un caca sur la tête. C'est ce livre qui m'a beaucoup marqué, petite.
Tu as fait un master des métiers du livre et de l'édition, ton mémoire portait sur la représentation racisée des personnages non-blancs dans les albums jeunesse publiés en France entre 2010 et 2020. Tu as commencé une thèse récemment, toujours sur les représentations en littérature jeunesse. Sur quoi porte tes recherches désormais ?
Dans mon mémoire, je travaillais sur comment étaient représentés les personnages non-blancs quand ils le sont ? Et là, j'agrandis mon sujet puisque je travaille sur la production de ces albums-là et sur la réception des albums par les enfants. C'est-à-dire qu'en France il n’y a pas de travaux sur l'intégration des normes raciales par les enfants. On sait à quel âge les enfants sont capables de faire la différence physique entre filles et garçons, et à quel âge ils commencent à intégrer les normes genrées. Pour les questions raciales, il n'y a rien du tout. En fait, j’avais envie d’aller voir ce qui se passe quand un enfant vient vivre, à quel âge un enfant est capable de faire la différence entre un personnage blanc et un personnage non-blanc. Sur la base de quels critères, de quelle colorisation, à quel âge ils sont capable de se dire “ce personnage est non-blanc comme moi”. Est ce que ça va avoir un impact sur la réception album, sur l'identification ?
Quel était le point de départ de tes recherches ?
J’ai d’abord voulu travailler sur les structures féministes dans le milieu de l’édition, pour montrer qu’elles étaient peu inclusives pour les personnes racisées. On m’a dit que ce travail n’était pas tellement utile, et on m’a conseillé de travailler plutôt sur les représentations de personnages non-blancs dans les albums jeunesse, là c'est nécessaire. Là, il y a un sujet, là il y a quelque chose. Donc, au départ, j'étais un peu vénère parce que moi, je voulais travailler sur qu'est ce que les féministes avaient produit et je voulais parler du racisme du milieu féministe. Donc j'y ai été un peu à reculons, mais on m'a un peu obligée à changer de sujet. Donc je l'ai fait. Et finalement, ce sujet m’a paru progressivement très nécessaire, et j’ai décidé d’aller jusqu’au bout.
Tu travailles en tant que relectrice pour les éditions “On ne compte pas pour du beurre”, créées en 2020, qui proposent donc des albums jeunesse avec des personnages queers et/ou racisées. La semaine prochaine, ces éditions lancent la collection “J’aimerais t’y voir”, dont tu seras la directrice. Les trois premiers titres sortiront le 22 février : “Où sont les personnages LGBTQ+ en littérature jeunesse ?”, “Où sont les albums jeunesse anti-sexistes ?” et “Où sont les personnages d'enfants non-blancs en littérature jeunesse ?”, écrits avec Spencer Robinson et Priscille Croce. Peux-tu nous raconter d’où t’est venu ce titre, “J’aimerais t’y voir” ?
Il m'est venu pendant un concert lesbien, c’était Mélodie Lauret. Il y a une chanson qui est passée qui parlait du fait d'exister. C'est venu tout seul. Au départ on avait pensé à “Miroir Miroir” pour parler de représentation, de représentation, miroir. C'est un petit clin d'œil aux contes de fées. Sauf qu'un podcast de Jennifer Padjemi porte déjà ce titre-là. Et puis c'était un peu trop, trop doux, trop gentil. “J’aimerais t’y voir”, c'est une double adresse, comme dans la littérature jeunesse. La “double adresse”, c’est quand un album s'adresse aux petits enfants, mais aussi aux adultes qui achètent des livres. Et là, c'est une double double adresse aussi, c'est une adresse aux professionnels du livre. On leur dit “J'aimerais bien vous y voir à notre place vous dites que vous ne ressentez pas le besoin d'être représenté.e, j'aimerais bien vous y voir à ne pas être représenté en littérature jeunesse” et aussi une adresse à tous les enfants de nos communautés. On aimerait bien pouvoir les voir dans les albums jeunesse.
À qui cette collection s'adresse-t-elle ?
Alors on l’a pensée pour les professionnels du livre et de l'enfance et de la culture. Par ailleurs, toute personne qui est intéressée par la question des représentations dans les albums jeunesse peut se l'approprier. Il y a deux ans, on avait fait une rencontre au Monte-en-l'Air (Paris 20) pour questionner les normes genrées. Il y avait des professionnels du livre, des professionnels de l'enfance et aussi plein de tontons-tatas qui étaient là, qui nous disaient qu’iels n'y connaissaient rien en littérature jeunesse, qui n’avaient pas d’enfants, mais qui ne voulaient pas offrir n’importe quoi aux neveux et nièces… Donc il y a tout le monde qui peut s'en emparer, mais le public cible, ça reste les professionnels du livre et l'enfance.
Pour toi, ce serait quoi, un bon album jeunesse ?
Bon, il y a mes goûts à moi et après il y a les critères qu'on pourrait mettre en place sur une bonne sélection des albums jeunesse. Les professionnels du livre ont tendance à dire qu'un bon album, c'est un album qui est un album vraiment subversif, qui transformerait l'enfant-lecteur. Et c'était d'ailleurs l'une des critiques principales qu'on a faite à mon livre, “Comme un million de Papillons Noirs”, qui serait trop démonstratif et pas vraiment subversif… A la lecture d'un album, j'ai mes coups de cœur bien sûr, qui sont très subjectifs, et j'aurais envie de dire qu'il n'y a pas de bon album dans l'absolu.
C'est un peu ce qu'on va essayer de dire dans cette collection, de dire que chaque album permet certaines choses. Il n'y a pas de bon ou mauvais album. Il y a des albums qui permettent différentes choses, notamment sur les albums antisexistes. Il y a des albums antisexistes qui ne sont pas forcément pertinents dans le sens où c'est quelque chose qu'on retrouve notamment sur les réseaux sociaux quand il s'agit d'épingler des propos sexistes. Épingler des propos sexistes, ça revient quand même à les partager. Donc un enfant lecteur qui serait très jeune, qui n’aurait jamais entendu ces propos sexistes-là, ce ne serait pas forcément pertinent de lui offrir cet album anti-sexiste, parce que peut être que c'est un enfant à qui on n'a jamais dit “ah ben non, les garçons, ça pleure pas, les garçons, ça ne peut pas porter de robes”. Non, un enfant qui n’aurait jamais été confronté à ces injonctions-là, ça ne serait pas forcément pertinent de lui offrir un album qui les remet en cause.
Par contre, un enfant qui aimerait aller à l'école avec une robe, mais c'est vraiment une difficulté, cet album, ça peut être super précieux parce que ça peut être un début de conversation sur ce petit enfant. Il a été à l'école avec une robe. Est ce que toi tu en auras envie ? Pourquoi ? Pourquoi pas ? Donc si il faut donner des coups de cœur, je peux t'en donner. Mais je pense pas qu'il y ait un albums qui soit le bon dans toutes les circonstances, pour toutes les situations.
Par exemple, j'ai fait des ateliers de lecture pour toutes et pour tous, donc j'ai amené des albums avec des représentations marginalisées. Je discute par mail avec les animatrices et je leur dis que je vais débarquer avec des albums avec des personnages non-blancs et/ou LGBTQI+. Elle me disent : “non-blanc, c'est très bien”. Du coup, moi je comprends, il faut que des personnages non-blancs, mais dans mes personnages non-blancs, il y a des personnages LGBTQI+.
Du coup, je commence à lire un conte extrait de “Il était une autre fois”, ce sont des relectures de contes féministes écrits par Anne-Fleur Multon. Je lis “La Belle et la bête”. À la fin du conte, deux femmes tombent amoureuses. Et du coup, moi, qui suis moi-même lesbienne, je lis ce conte-là à tous les petits enfants et je suis très heureuse. Et là, en cœur, au moment du bisou, il y a un “beuuuurk” collectif dans le groupe d’enfants, et alors je comprends en fait que c'est pas un public où c'est pertinent de débarquer sans qu'il y ait de moments de discussion, de sensibilisation avec un album lesbien.
Donc si on me demande quel est mon recueil de contes préférés, çe sera celui là, mais ça ne va pas forcément être le bon pour tous les enfants et toutes les situations. Là, il aurait fallu que ce soit un moment de discussion, et pas seulement de lecture. Un moment de sensibilisation, un espace d’échange. Là, j'ai juste vu plein d'enfants qui disent “beurk” et qui vont après répéter à leurs parents “On nous a montré des lesbiennes !”
Ca veut dire que pour renverser les normes établies, ça ne suffit pas de juste représenter des familles plus diverses, par exemple ? Ça ne fonctionne pas tant qu’on ne vient pas vraiment interroger la norme hétéro ?
Chaque titre amène une typologie différente. Priscille Croce met en avant trois différents types de stratégies narratives pour questionner les nomes genrées. D’abord, le contre-stéréotype : par exemple, on va dire c'est un petit garçon qui a le droit de porter du rose. Ensuite, il y a les personnages non stéréotypés. Donc là, par exemple, c'est un petit garçon qui a la frousse, qui est ami avec une petite fille qui est tête brûlée. Et ces rôles genrés-là ne sont pas questionnés dans l’album, ils sont juste présents.
Il ne faut pas forcément choisir l’une de ces stratégies par raport à l’autre. Pour un enfant élevé par des parents féministes qui va dans une école où les rôles genrés ne sont pas imposés, c'est plus utile et plus pertinent de lui mettre à disposition des albums où c'est papa qui s'occupe de la maison sans que ce soit un sujet. On ne lui dit pas “Regarde! Il a le droit de pleurer !” Par contre, pour un enfant qui est élevé par des parents un peu tradis, ou alors c'est un problème à l'école, ces albums peuvent venir l’accompagner dans une remise en question de ces normes.
La troisième stratégie, qui est très rare, ce sont les personnages qui mettent réellement en péril le système. Moi, ce que j'ai trouvé très intéressant, c'est que dans les années 70, il y a Adela Turin qui était une bibliothécaire italienne qui a lancé une étude européenne sur les rôles filles/garçons dans les albums. Elle était aussi directrice de collection aux éditions des Femmes. Elle a dirigé la collection du côté des petites filles et elle a publié dans cette collection plusieurs albums où les femmes se cassent ! Elles arrêtent de s'occuper du mari. Elles changent de planète pour créer leur propre société. Donc systématiquement, dans ces albums-là, le système est mis en péril. On en construit un autre, on part. Et c'est quelque chose qui est très rare.
• La newsletter de Sarah Ghelam : https://reflet.substack.com
• Son carnet de thèse, “Genre de l’édition” : https://genreed.hypotheses.org/author/sarahghelam
• Le site des éditions On ne compte pas pour du beurre : https://www.paspourdubeurre.com
• Lundi 26 février à 19h au Bonjour Madame : Soirée de lancement de la collection
• Jeudi 29 février à 19h au Monte-en-l'Air : rencontre avec Priscille Croce et Sarah Ghelam autour de la question : "Où sont les albums jeunesse antisexistes ?"
Présentation : Zoé Monrozier
Réalisation : Colin Gruel