Louise Thiolon • Souris moi
À 65 ans, Christophe Martet prend sa retraite. Celui qui fut président d'Act-Up Paris, rédacteur en chef de Têtu, ou encore fondateur du réseau social Yagg, revient pour nous sur son parcours.
Nous recevons aujourd’hui un journaliste, entrepreneur et militant. Christophe Martet a été président de l’association de lutte contre le VIH Act Up France, et il est actuellement président de l'association Paris sans sida depuis 2023. Il a également réalisé des documentaires sur la crise du sida, et publié en 1993 un livre de témoignages sur les militants de la lutte contre le VIH, Les Combattants du sida.
Depuis 2015, il accompagne des demandeuses et demandeurs d’asile LGBT à l’Ardhis, Association pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles et trans à l’immigration et au séjour.
Il dit que ces engagements ont façonné son activité professionnelle. En parallèle de son militantisme, il a été journaliste, d'abord à France 3 dans les années 1980 puis au sein du magazine d’information et de culture queer Têtu, avant de s’investir dans la création de plusieurs médias LGBT, notamment Komitid, créé en 2018.
Il vient tout juste de prendre sa retraite à 65 ans, et à cette occasion nous avions envie de revenir sur son parcours dense et d'échanger avec lui sur l'évolution du militantisme et des médias LGBT ces 40 dernières années.
Le Lobby: Vous avez été président d’Act-Up Paris dans les années 1990, qu’est-ce que vous retenez de cet engagement ?
Christophe Martet: Dans un premier temps, je n’étais pas investi dans les associations, mais j’ai participé aux premières marches des gays et eds lesbiennes, en particulier celles de 1981 qui a réuni 10 000 gays et lesbiennes dans les rues de Paris. C'était un peu un tournant puisque quelques mois après, la gauche au pouvoir supprime les articles infamants qui avaient été mis en place par le régime de Vichy et qui faisaient une différenciation entre les homos d'un côté et et les hétéros de l'autre.
Donc moi, en 1985, je fais le test du VH dès qu'il est disponible, il est positif, mais pendant quelques années, on en parle pas trop, on ne sait pas trop ce qui se passe, on n'a pas beaucoup d'informations. Et c'est vrai que c'est à la fin des années 1980, quand j’ai commencé à voir autour de moi vraiment beaucoup de gens mourir et que moi même, mon état de santé se dégradait, que je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose.
Je qui parti à New York pendant un congé sabbatique et j’ai découvert Act Up, New York. Je me suis investi alors dans le groupe “Médias” d’Act-Up New York. Et puis en revenant en France, naturellement, j’ai rejoint Act-Up Paris pour m'investir à fond. Parce que j'ai perdu mes meilleurs amis. Parce que je comprends que cette crise du sida, elle est liée aussi à des discriminations et en particulier au fait que le gouvernement ou les pouvoirs publics en général n'ont pas pris en compte cette épidémie parce qu'elle touche des populations discriminées, parfois invisibilisées. Je pense en particulier aux usagers de drogues. Je pense en particulier aux travailleurs et travailleuses du sexe. On parlait aussi bien sûr à l'époque déjà des migrants…
Le Lobby: [00:05:37] Et donc, dans une interview de Libération publiée le 20 août 2017, vous dites que parmi vos meilleurs amis, rares sont ceux qui ne sont pas passés à un moment ou à un autre à Act Up et que votre entourage est très relié à cette histoire? Je suppose que c'est toujours le cas aujourd'hui…
Christophe Martet : Oui, malgré les divergences qui existaient à Act-Up, on a une espèce de lien peu visible entre nous. Et fréquemment, je croise des personnes, des anciens ou anciennes militantes que je n'avais pas vu depuis très longtemps. Et tout de suite le courant passe, même si on ne s'est pas vus depuis longtemps. On disait souvent à Act Up, qu’on avait créé une communauté. Finalement, c'était un embryon de communauté LGBT. C'était un espace de discussion et de débat, un espace vraiment politique au sens le plus noble du terme, si je puis dire.
L'idée d’Act Up, c'était que chacun venait avec sa colère, avec ses problèmes, avec ses quelque chose qui le bloquait. Quand vous avez perdu beaucoup d'amis, vous êtes dans une forme de désespoir, parfois de solitude aussi, de ne pas pouvoir parler de votre séropositivité par exemple, Act-Up était un espace où les choses étaient possibles, où on était porté.e.s par le groupe. C'est comme ça que moi je voyais les choses.
Vous pouviez exprimer ce que vous aviez à dire et vous vous sentiez finalement dans une forme de souplesse, comme on dirait aujourd'hui, pour pouvoir exprimer les choses.
Le Lobby: Votre carrière militante ne peut pas être totalement séparée de votre carrière journalistique. Vous êtes entré à France 3 en 1983 et c'était un an avant les premiers cas de sida. Est-ce aussi par réaction au traitement médiatique réservé à l'épidémie que vous vous êtes engagée dans la lutte contre le VIH?
Christophe Martet : Clairement, quand on est journaliste, on essaye de bien appréhender le sujet qu'on va traiter. On essaie de voir tous les différents angles. Et c'est vrai qu'au tout début, même moi, sur un plan individuel, ben clairement, j'avais peut-être pas complètement conscience de la gravité de l'épidémie parce qu’en 1985, les chercheurs, les médecins, les pouvoirs publics disaient en substance : “On a déjà identifié le VIH très rapidement, on aura un test très bientôt, d’ici cinq ans, on aura trouvé un vaccin”.
Quand j'ai vu que les gens commençaient à mourir autour de moi, j’ai compris que c’était beaucoup plus grave. Je pense que ce n’est pas pour rien qu'effectivement à Act-Up, il y avait pas mal de journalistes. Parce qu’on a eu envie de briser ce silence, de briser cette chape de plomb, et de faire en sorte que les médias qui permettent au public d'être informés, soient alertés par nos actions médiatiques. On montait des actions où il y avait de quoi montrer, si je puis dire, parce que c'est toujours compliqué de parler d'une maladie qui en plus à l'époque, a ses tabous. Avec Act Up, on montrait des choses concrètes sur des personnes malades, infectées par le VH séropositives, des personnes malades qui étaient dans la rue, qui manifestaient, qui hurlaient leur colère. Et donc les médias, ça les a effectivement intéressés tout de suite.
Et moi, je l’ai raconté dans mon livre Les Combattants du Sida, c'est vrai que je voulais mettre à profit mes années de journalisme, mon but c'était de donner la parole à des gens qu'on entendait pas à l'époque, que ce soit des malades, des experts, des personnes concernées ou aussi des personnes qui accompagnaient les personnes malades du sida ou séropositives.
Le Lobby: Et donc, pour briser ce silence, vous avez été à l'origine de la création de plusieurs médias LGBT. Vous avez d'abord rejoint Têtu en 1999, puis vous avez créé Yagg en 2008 avec trois collègues de Têtu et puis il y a eu Komitid en 2018. D'abord, est ce que vous pouvez nous raconter un petit peu vos années Têtu ?
Christophe Martet : Alors têtu, ce qui est intéressant, c'est que j'y suis rentré pour au départ remplacer Didier Lestrade, un des fondateurs d'Act Up, et aussi un des fondateurs de Têtu. En 1999, il préparait un livre sur Act-Up : Act-Up, une histoire.
Et ce qui est intéressant, c'est que le premier travail pour Têtu, ça a été de traduire un article d'un magazine américain sur le bareback, donc ce phénomène où des personnes séropositives affirmaient qu'elles n'utilisait plus le préservatif dans la mesure où elles considéraient que, en tant que personne séropositive ayant des rapports sexuels avec des personnes séropositives, elles ne risquaient pas de toute façon d'infecter ces personnes.
Suite à cela, on m'a proposé de remplacer Didier Lestrade pour m'occuper des pages Têtu+. À l’époque, Têtu était le seul magazine français qui consacrait tous les mois plusieurs pages à la question du VIH/sida. À travers des témoignages, des articles, des enquêtes, des fiches pratiques…
Ensuite, j'ai lancé l'idée de créer Tétu+, qui était un guide gratuit d'information sur le voyage diffusé à 200 000 exemplaires si je me souviens bien, et avec un financement original puisque c'était à la fois les pouvoirs publics et les labos pharmaceutiques qui nous soutenaient dans la mesure où on proposait aussi, ce qui n'était pas fait à l'époque, des fiches pratiques pour les combinaisons de traitement, puisque c’était l’époque des trithérapies. À cette époque, je pouvais prendre jusqu'à sept ou huit traitements différents par jour pour combattre le VIH. Donc Têtu+, c'était aussi une très grosse partie de mon travail?
Ensuite, j’ai créé l'agenda de Têtu. C'était un cahier spécial encarté dans Têtu et qui traitait de l'actualité dans les régions. Et donc j'avais constitué un petit pool de correspondants et de correspondantes en région, dans les grandes villes françaises. Il faut s'imaginer qu'à l'époque de l'an 2000, les correspondants envoyaient leurs papiers par courrier. Ils n'avaient pas tous encore accès à internet ou aux mails et ils m'envoyaient leurs photos et leurs papiers par la Poste. Il fallait ensuite les retranscrire, etc. Parce que voilà, c'était une autre époque.
Donc Têtu, c'était à la fois effectivement un magazine que certains voyaient comme un peu comme ça, sur papier glacé, avec des beaux mecs sexy, etc. Mais si vous regardez le contenu des tenues, c'était quand même très très riche, avec un grand nombre de différentes rubriques et notamment moi, j'étais très très heureux qu'on puisse vous proposer toute cette information sur le soulevé Yoshida.
Le Lobby: Ensuite il y a eu Yagg, vous pouvez nous raconter cette histoire ?
Christophe Martet: En fait, c'est parti d'une discussion que j'ai eue avec Xavier Héraud. On avait tous les deux quitté Têtu,et c'était au moment où explosaient les médias comme Rue89, Mediapart, donc des pure players, uniquement sur internet, et des médias qui étaient aussi participatifs, avec des blogs avec tout ça. À l’époque j’avais 47 ou 48 ans, je savais que ça serait difficile de trouver du travail, notamment parce que j’étais très étiqueté après mon passage de 8 ans à Têtu. Et ça m'excitait quand même pas mal de proposer un média nouveau sur internet, avec cette idée de fédérer une communauté de lecteurices.
Je pense que l'expérience militante que j'avais eue me poussait à me dire qu’un média, ça ne devait pas être descendant comme ça entre le média d'un côté et les gens qui vous lisent. Il faut qu'il y ait comme ça une forme d'interaction. Et donc très vite, Xavier m'a apporté aussi cette idée de communauté. On a donc conçu Yagg comme un réseau social. Et puis on a ajouté la partie blog où les gens ont pu créer leurs blogs, qu’ils soient célèbres ou pas. Ça pouvait sur la bédé LGBT, ça pouvait être sur le cinéma, ça pouvait être Caroline Mécary, avocate, qui avait son blog… Mais à chaque fois, on essayait comme ça d'être à l'écoute et d'être en éveil sur ce qu'était la communauté aussi. La communauté Yagg s’est constituée, les Yaggeurs et les Yaggeuses se retrouvaient pour des sorties cinéma, etc.
Yagg a duré 8 ans, et c’est un média qui a accompagné vraiment aussi beaucoup de transformations : au début on parlait surtout d’actualités gays et lesbiennes. Après on a largement inclus les questions trans, les questions liées aux migrations…
On avait aussi mis en place une politique où on produisait beaucoup de vidéos. Yagg, la bibliothèque de Yagg, c'est aujourd'hui 800 vidéos, c'est beaucoup. Et on voit aussi à travers justement toutes ces vidéos l'évolution de la société entre 2008, où on est donc au tout début des années Sarkozy, où finalement on voit que le monde politique commence à prendre en compte cette question LGBT, y compris la droite même d'ailleurs. Et puis jusqu'en 2012 où là on voit qu'il y a effectivement une vraie cassure entre la droite qui veut juste un PACS amélioré et même qui refuse finalement d'aller vers le mariage.
Donc c'est vrai qu'on a accompagné tout ça, on était le premier média LGBT pure player et avec cette idée quand même d'essayer de gagner de l'argent ou en tout cas de faire en sorte d'être indépendant. Malheureusement, on a dû prendre le tournant de l'abonnement puisque la publicité ne suffisait pas pour nous faire vivre. La communauté nous a suivi. Mais c'était déjà un peu trop tard et finalement on dû arrêter. Financièrement, c'était intenable.
Je reste très fier du chemin parcouru : ça a été en plus pour beaucoup de gens, pour beaucoup de journalistes aussi, ça a été un tremplin. Je suis vraiment content de ça parce que moi, c'était déjà une période différente de ma vie où j'avais aussi envie de transmettre ce que je savais.
Le Lobby: Et vous avez été ensuite directeur de publication et rédacteur en chef de Komitid à partir de 2018. C'est un média qui avait vocation à couvrir l'actualité LGBT en France et dans le monde et qui a aussi lancé les carrières de plusieurs journalistes queer, notamment Maëlle Le Corre ou notre collègue Olga-Auguste.
Christophe Martet: Avec Komitid, il y avait cette idée qu’il fallait recréer un média queer LGBT qui reflète vraiment la diversité de plus en plus importante de la communauté à travers un média pure player assez militant. Moi je préfère dire engagé, parce que militant, c'est un peu autre chose. Vous êtes militant d'une association, d'un parti politique. Moi je tiens quand même à dire que, en tant que journaliste, on a même parfois eu des petits soucis, des frictions, y compris dans la communauté, parce qu’on nous demandait d’être des porte-parole. Le but, c'était bien sûr d'être à l'écoute et et de considérer qu'en tant que journaliste engagé, je pense être quand même plus à même de comprendre les enjeux et le pourquoi du comment, de suivre l'actualité, d'être plus respectueux aussi justement des diversités et de l'évolution, d'être plus à l'écoute, mais surtout d'être plus en phase finalement avec ces évolutions, de continuer à les suivre.
Le Lobby: Et pour revenir un petit peu sur le financement donc Yagg et Komitid fonctionnaient grâce aux abonnements des lectrices, est ce que vous diriez que c'est un pari risqué? Pourquoi est ce que c'est si difficile de rendre viable un média LGBT ?
Christophe Martet: On n'est pas si nombreux que ça. Déjà, c'est pas facile pour les médias généralistes traditionnels de vivre.
Même si Yagg comme Komitid étaient reconnus comme sites d'information politique et générale, ce qui est très important. Ca avait beaucoup de sens de montrer que nos sujets n’étaient pas cantonnés à une communauté, mais que les informations qu’on donnait concernaient tout le monde, bien au-delà du public LGBT.
Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux, ce n’est pas facile de fidéliser et de faire en sorte que les gens payent même si c’est juste 4 euros par mois. On était des médias indépendants, et on voit aujourd’hui que les médias qui sont viables sont ceux qui font partie d'un groupe, il sont aidés financièrement par les pouvoirs publics. Et ça, ça fait partie aussi du rôle des pouvoirs publics que d'aider la presse. Parce que justement c'est important qu'un pays ait une presse diverse. Sauf qu'on sait qu'aujourd'hui, malheureusement, Yagg a été très peu soutenu par les pouvoirs publics quand Le Monde, L'Express ou d'autres avaient des aides très importantes. Et c'est vrai que ça aussi, ça n'aide pas. A l'époque de Yagg, on a aussi dû faire face à clairement de l'homophobie de la part des décideurs, de la part des gens qui considéraient que c'était pas un média sérieux.
Le Lobby: Par rapport à ces difficultés, comment est-ce que vous voyez l'avenir des médias LGBT ?
Christophe Martet: Je ne suis pas optimiste ou pessimiste. Je pense qu'il faut voir les choses effectivement un peu froidement, clairement. Il n'y a plus beaucoup de médias LGBT aujourd’hui. C'est vrai que c'est un peu inquiétant. Et je pense que ce qui est difficile, c'est ça, c'est de rester indépendant. Le fait d'avoir des actionnaires, clairement, ça posait un certain nombre de problèmes.
Malgré tout, mes sujets LGBTQIA+ ont largement dépassé les frontières médias LGBTQIA+. Et ça c'est bien parce que des journalistes qui par ailleurs peuvent traiter d'autres sujets ou qui ne sont pas forcément eux mêmes ou elles-mêmes LGBTQ+ peuvent traiter de ces sujets, et en particulier, je pense notamment à toutes les questions internationales.
Au tout début de Yagg, on s'était dit tiens, peut-être qu'on pourrait prendre un abonnement à l'Agence France Presse (AFP), ça nous permettrait d'avoir justement des articles sur la situation des LGBT à l’international. Mais à l'époque, très franchement, ce n'était pas du tout au point. Ça n'allait pas, c'était mal traité. Les termes étaient pas forcément bien employés.
À Komitid, on avait un abonnement depuis quelque temps à l'AFP, parce que j'étais un peu tout seul. De fait, ça s'est beaucoup amélioré. L’AGP propose des sujets d'angles, comme on dit, des sujets à l'international sur les questions LGBT qui sont beaucoup plus fouillées qu'il y a quelques années. Donc ça, pour moi, je trouve ça très positif.
Pour beaucoup de lecteurs et de lectrices, s'abonner à un magazine ou s'abonner à une revue en sur sur le net, ce n'est pas évident financièrement. Donc le fait que France 2 ou tel ou tel média en ligne puisse proposer des sujets LGBT hors abonnement à ses lecteurs et lectrices, bien je trouve ça très bien. En revanche, c'est vrai que c'est dommage qu'il n'y ait pas moyen de faire d'avoir cette viabilité pour un média LGBT digne de ce nom.
Pour aller plus loin...
— Didier Lestrade, Act-Up, une histoire
— Christophe Martet, Les combattants du sida
L'équipe de l'émission
Présentation : Juliette Mouëllic
Réalisation : Colin Gruel
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