Exile One • Réflexion
Je veux vous parler d'une héroïne qui en prenait trop. D'une autrice décimée à 33 ans après s'être jetée à corps perdus dans les paradis artificiels, pour oublier un mal-être dont elle n'arrivait pas à se départir. Il s'agit de Mireille Havet. Ou la « petite poyétesse », comme disait Apollinaire, qui l'a qualifiée aussi de « gonzesse de premier ordre ». Mireille Havet, c'est un peu des deux. La poésie et la provocation. La naïveté et le cynisme. L'introspection et l'étourdissement.
Née en 1898, Mireille Havet est la fille de Léoncine Cornillier et d'Henri Havet, un peintre proche des artistes post-impressionnistes et symbolistes. Grâce à ses parents, elle évolue dès son plus jeune âge dans des milieux artistiques un brin bohèmes. Entre ses 10 et ses 15 ans, elle se rend chaque été dans un phalanstère à Neuville-sous-Montreuil, dans le Pas-de-Calais. Dans cet endroit où se rencontrent les mondes ouvrier et intellectuel, Mireille Havet fait la rencontre d'écrivains et d'écrivaines, et notamment de la comédienne et traductrice franco-russe Ludmila Savitzky, une personne importante, qui a permis de remonter le fil jusqu'au cœur de son âme.
Car le plus grand chef-d’œuvre de Mireille Havet, c'est sa vie. Et elle a pris soin de la consigner prodigieusement de 1913 jusqu'en 1929, au moins, dans des cahiers et des feuilles volantes qui constituent son Journal. Ce chef-d’œuvre aurait pu rester moisir dans un grenier si Dominique Tiry, la petite-fille de Ludmila Savitzsky, ne l'y avait retrouvé en 1995 dans la maison de sa grand-mère, en Touraine. Elle prête alors attention à une malle qui s'y trouve. L'ouvre. Et y découvre des pages et des pages noircies par l'écriture de Mireille Havet, qui avait ainsi confié sa vie à son amie Ludmila.
Dominique Tiry a alors déchiffré cette écriture, retranscrite ensuite par Pierre Plateau. Et c'est Claire Paulhan qui a édité en 2003 le premier tome de son « Journal », courant sur les années 1918 et 1919, avant de publier les tomes suivants, permettant de découvrir vraiment qui était Mireille Havet, cette figure lointaine du Paris littéraire du début du XXe siècle.
On y découvre alors l'écriture romanesque et mélancolique de cette jeune femme de 20 ans, proclamée enfant prodige et prodigue dès son plus jeune âge. Dès ses 16 ans, ses poèmes étaient publiés par Apollinaire. Puis Colette préfaçait son recueil de contes fantastiques « La Maison dans l’œil du chat », publié à l'âge de 19 ans. Mireille Havet devenait alors une figure ingénue et curieuse du Paris littéraire, où elle s'est trop vite perdue. Dès les premières pages du premier tome de son « Journal », on est happé par son écriture, crue, lucide et lyrique, qui raconte sa recherche d'intensité, son élan vital qui devient morbide. Car dès ce premier tome, elle décrit le noir, l'ennui et le vide qui l'habitent. Des sensations renforcées par l'issue de la Première Guerre mondiale, qui a laissé plusieurs de ses amis morts ou blessés. Surtout, Mireille Havet aime les femmes, presque toutes. Elle ne vit que pour le désir d'un amour véritable, qu'elle recherche en chacune. Un désir qui la dévore.
Mireille Havet crie son mal-être dans ses pages, puis le cache dans ses rires et dans l'ivresse des soirées. Elle aime s'étourdir dans les lumières de Paris, mais fantasme encore sa campagne et sa douce vie d'enfant. Elle sait qu'elle court à sa perte, mais fonce dans la recherche de sensations fortes, qu'elles soient sensuelles ou psychotropes. L'entrée dans la vie d'adulte est pour elle un déchirement, comme elle le décrit si bien dans ce passage.
EXTRAIT
« Je suis l'âge de l'amertume - vingt ans - . Ce grand sérieux de l'enfance et son candide étonnement me pèsent encore comme l'ombre d'où je viens, et je n'ai pas assez souffert pour ne m'en prendre qu'à moi-même et rire de tout, en me sachant dans l'enfer ou dans le ciel selon le temps et les conversations. C'est sans doute parce qu'ils savent le fond de la souffrance, les élans de l'amour, les étendues de l'égoïsme et de la cruauté, qu'ils peuvent être tous si facilement aimables et si légers. Mais moi ! moi qui n'ai fait que lire et deviner et m'instruire, me voilà plantée au milieu d'eux tous, avec du rêve plein la tête et des larmes plein les yeux. Tout ce qu'ils disent m'effraie et me touche, et à force d'être trompée, je ne crois plus rien et je dis : "quoi, c'est cela l'humanité, cela la France, cela Paris ?". Oh ! mon Dieu, permettez que ma déception enfantine ne me conduise pas à la haine du monde, et que je sache voir, à travers leurs vilains visages et leurs combinaisons boiteuses, les merveilleux rouages de l'univers et renouer les fils de la grande intrigue et du grand jeu ! »
Dans cet extrait, tout semble ainsi déjà là : son goût et son dégoût du monde, la magie de l'enfance à laquelle succèdent les tiraillements d'une adulte désenchantée. Dès cet extrait, on entend à quel point le reste du parcours de Mireille Havet sera difficile. En 1929, elle effectue un bref séjour à New York, puis revient malade en France, tuberculeuse, et sa condition devient de plus en plus précaire. Elle s'enfonce encore plus inexorablement dans les drogues, consciente de la destruction inéluctable vers laquelle elles l'emmènent. La lire nous embarque dans son destin. C'est noir, mais puissant. On comprend que ce « Journal » est la meilleure trace écrite qu'elle ait laissée. Difficile de la lâcher.
Les références : - « Journal 1918-1919 : le monde entier vous tire par le milieu du ventre », Mireille Havet, 2003, Paris, éditions Claire Paulhan - « Mireille Havet, l'enfant terrible », d'Emmanuelle Retailleau-Bajac, 2008, Paris, Grasset - « Qui a peur de Mireille Havet ? », article du blog « (re)lire» hébergé sur le site The Conversation et tenu par Alice Delmotte-Halter, chercheuse associée en littérature à l'université de Lorraine
Illustrations : Glwadys Le Roy (Instagram) + Portrait de Mireille Havet (DR) Extraits musicaux : « Junk City » de Gold Panda pour le jingle ; « Gnossienne n°1 » d'Érik Satie
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