La musique classique et au-delà • Metaclassique
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Elle a laissé derrière elle plus de 70 œuvres : des recueils de poèmes, des romans et nouvelles, ainsi que des biographies, des essais et des récits de voyage. Elle était également journaliste, traductrice, conférencière, sculptrice… En somme, un vrai travail d'« Acharnée », nom qu'elle avait d'ailleurs retenu pour un de ses romans.
Comment se fait-il alors que Lucie Delarue-Mardrus ne se soit imposée à moi qu'à la faveur d'une bonne pioche sur Internet ? Pourquoi n'avais-je jamais entendu parler d'elle auparavant, alors qu'on disait qu'elle formait, à son époque, une "éblouissante trinité" avec Anna de Noailles et Colette ? Lucie Delarue-Mardrus était pourtant une figure de la Belle-Époque. Elle était l'amie d'André Gide, de Paul Claudel, de Sarah Bernhardt, de Colette ou de Paul Valéry… Mais peut-être qu'elle a pris la poussière parce qu'elle refusait de son vivant les récompenses, à l'exception du prix de son amie Renée Vivien ? Ou parce que les critiques la laissait dans l'ombre de l'autre poétesse du moment, Anna de Noailles ? Ou bien en raison de sa gouaille, de son intérêt fort pour sa province normande ou pour sa description atypique de certains personnages féminins ? Rien que les détails biographiques de Lucie Delarue-Mardrus ont pourtant de quoi intriguer, déjà. Née à Honfleur en 1874, Lucie Delarue-Mardrus a failli se marier avec Philippe Pétain. Heureusement pour elle, ses parents refusent de lui donner sa main. Sa vie devient alors toute autre grâce à son mariage avec Joseph-Charles Mardrus, un orientaliste, traducteur des « Mille et une nuits ». Il l'encourage à se consacrer uniquement à l'écriture, délaisse sa carrière pour présenter ses œuvres à tous ceux qu'il connaît… Leur union tient quinze ans. Lucie Delarue-Mardrus devient l'amante de plusieurs femmes, en particulier de l'écrivaine américaine Natalie Barney. Sa première pièce de théâtre ne s'appelait sans doute pas pour rien « Sapho désespérée »...
En confinement, j'ai parcouru les rares oeuvres romanesques de Lucie Delarue-Mardrus à portée de ma main sur Internet et j'ai été accrochée par la lecture de « Comme tout le monde », son quatrième roman, paru en 1910. Dans « Comme tout le monde », Lucie Delarue-Mardrus décline le thème de la femme bourgeoise désenchantée par le mariage, thème qui fleurit depuis la publication du « Madame Bovary » de Flaubert. Ce roman de Lucie Delarue-Mardrus n'a pourtant rien du pastiche. C'est une œuvre à part entière, authentique.
Lucie Delarue-Mardrus y décrit de manière précise – souvent avec cynisme, mais jamais avec grossièreté – la vie conventionnelle de la bourgeoisie provinciale de l'époque, les aspirations perdues des femmes, les mariages imparfaits, les sensations déçues, la vie qui passe sans que l'on s'en rende compte. Elle donne corps à ces existences banales.
L'héroïne, Isabelle Chartier, est originaire de Normandie comme son autrice. Sans cesse, elle cherche ce sentiment qu'on appelle le bonheur. Un bonheur qui viendrait la tirer de l'ennui de son existence. Un bonheur qui révèlerait que non, elle n'est pas tout à fait « comme tout le monde ». Elle est tentée par l'adultère, mais craint l'érotisme. Là, Lucie Delarue-Mardrus montre à quel point son héroïne est emprisonnée dans ses représentations. Isabelle Chartier se tourne alors vers la maternité, s'illusionnant qu'avec un troisième enfant – après l'aînée Zozo et le petit lion, surnom du deuxième – elle nouera enfin la relation profonde qui manque à son bonheur.
Et l'on entre ainsi dans l'intimité d'Isabelle Chartier et de son foyer imparfait, avec cette scène si réaliste juste après la naissance.
EXTRAIT
« Mille petits événements désagréables arrivaient déjà dans la vie du nouveau-né, qui faisaient pleurer la jeune mère énervée.
L’enfant tétait mal, ou bien il avait « le muguet » dans la bouche, ou bien des rougeurs sur le corps. Il arrivait qu’en le pesant le matin dans la balance de cuisine, au sortir de sa baignoire de poupée, on constatait qu’il n’avait pas assez augmenté.
Ensuite, Isabelle eut des crevasses aux seins. Après la souffrance capitale de l’accouchement, un nouveau supplice, chose aiguë, martyrisante, renouvelée à chaque tétée…
Dans les coins, Léon et sa belle-mère se mordaient les lèvres pour ne pas se dire de choses blessantes devant l’accouchée. On entendait en bas hurler subitement le petit lion, giflé par Zozo, ou bien se disputer la bonne avec la femme de ménage.
Isabelle tendait l’oreille et guettait les visages. Une impatience de se lever pour remettre sur pied sa maison désorganisée la rendait irritable, difficile à soigner. Une dangereuse électricité chargeait l’atmosphère.
Mais parmi ce tohu-bohu d’agacements, d’inquiétudes, de petites joies, de petits chagrins, Isabelle n’avait plus le temps de songer à ses regrets. Et cette naissance, qu’elle avait voulue au bord de l’adultère comme un remède à son âme chancelante, était un remède, en effet. »
Dans ce roman, Lucie Delarue-Mardrus s'illustre parce qu'elle donne du poids au raisonnement d'Isabelle Chartier, tout en faisant d'elle une anti-héroïne. Elle s'illustre aussi parce qu'elle décrit, comme dans cette scène, ce qu'est vraiment la vie d'une femme, sans détour ni fausse pudeur. La maternité est pour elle une fausse promesse de bonheur transmise par la société, comme elle le rapporte dans d'autres de ses œuvres. Son héroïne est ainsi une mère déçue et imparfaite, qui délaisse ses deux aînés et n'aspire à en avoir un troisième que pour des raisons égoïstes. Malgré les qualités de ses romans, Lucie Delarue-Mardrus leur a sans doute toujours préféré ses poèmes. C'est par là qu'elle souhaitait obtenir la reconnaissance après laquelle elle courrait. On y retrouve peut-être encore davantage son audace, son parler franc, sa substantifique moelle. « Je donne rendez-vous, dans l'avenir lointain ; à ceux qui liront mes poèmes », a-t-elle écrit. On promet de l'honorer. Les références : – « Comme tout le monde », de Lucie Delarue-Mardrus, éd. Taillandiers, Paris, 1910. Intégralité du texte sur Wikisource – « Lucie Delarue-Mardrus », article de Christophe Dauphin dans le n°40 de la revue « Les hommes sans épaules », 2015 – « Lucie Delarue-Mardrus : femme de lettres oubliée », mémoire de maîtrise en études françaises de Jean-––François Côté, Université York de Toronto, 1999 – « Lucie Delarue-Mardrus », dans « Regards sur la poésie du XXe siècle, Volume 1 », sous la direction de Laurent Fels, Les éditions namuroises, coll. "Etudes et Essais", 2009 – « Lucie Delarue-Mardrus : une femme de lettres des années folles », d'Hélène Plat, Grasset, Paris, 2004
Illustrations : Glwadys Le Roy (Instagram) + « Lucie Delarue-Mardrus, portrait à la cigarette », par Paul Nadar (Wikimedia Commons)
Extraits musicaux : « Junk City » de Gold Panda pour le jingle ; « The Yabba» de Battles