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Il y a des noms d'auteur qui ont toujours virevolté autour de nous. Stefan Zweig en fait partie. J'ai apprécié le découvrir lorsqu'on m'a offert « La Pitié dangereuse ». Curieusement, il y beaucoup moins de noms d'autrices qui ont virevolté jusqu'à nous. C'est d'ailleurs ce qu'on essaye de réparer dans « Du côté des autrices ».
Et il y a des moments où l'on continue d'être frappée, en apprenant des anecdotes littéraires. Par exemple lorsqu'on découvre qu'un auteur, clairement passé à la postérité et confortablement installé dans la culture légitime, s'est inspiré par moment d'une femme, qui elle n'a pas obtenu une reconnaissance similaire.
C'est le cas entre Stefan Zweig et Constance de Salm. Stefan Zweig est l'auteur notamment de « Vingt-quatre heures de la vie d'une femme », publié en 1927. Un roman très connu (et très beau, d'ailleurs) dont le concept (et le titre surtout !) s'inspire en partie de « Vingt-quatre heures d'une femme sensible », de Constance de Salm. Un ouvrage paru pour sa part en 1824.
J'ai découvert Constance de Salm en lisant « La Querelle des femmes ou n'en parlons plus », écrit par Éliane Viennot et paru en octobre. Éliane Viennot y relate cette période, qui s'étend du 15e jusqu'au 20e siècle, où un discours misogyne s'est construit, trouvant des arguments fallacieux pour éloigner les femmes de certaines sphères. Constance de Salm s'est frottée à l'un de ses épisodes.
Mais revenons au début. Constance de Salm est née Constance de Théis en 1767 à Nantes. En 1794, elle écrit une tragédie lyrique sur la déesse grecque Sapho, qui rencontre un véritable succès critique dans sa mise en scène. La pièce est jouée plus de cent fois. L'année suivante, Constance de Salm est la première femme admise au Lycée des arts. Elle devient à cette époque l'une des figures de la vie artistique et littéraire parisienne. Elle tient un salon la moitié de l'année, fréquenté notamment par Alexandre Dumas et par Stendhal. Elle est surnommée la « Muse de la raison » ou « le Boileau des femmes ».
Constance de Salm s'illustre lors d'un épisode de la Querelle en 1797. L'année précédente, Écouchard Lebrun, un poète français, voulait interdire aux femmes l'accès à la poésie. « Voulez-vous ressembler aux Muses ; Inspirez, mais n’écrivez pas », osa-t-il écrire lui-même. Constance de Salm répond par une salve vindicative dans son « Épître aux femmes », un texte en vers dans lequel elle encourage les femmes à s'émanciper. Ce texte fait de Constance de Salm une figure féministe de l'époque, largement acclamée. Connue de son vivant principalement son œuvre poétique en vers, Constance de Salm n'a écrit qu'un seul roman, « Vingt-quatre heures d'une femme sensible », que j'ai retenu pour vous en lire un extrait. Comme elle l'explique dans sa préface, Constance de Salm a écrit cet ouvrage pour répondre à ceux qui lui reprochaient « le ton sérieux et philosophique de la plupart de [ses] ouvrages ». Elle y répond en disant que « le goût des ouvrages sérieux n'exclut en rien la sensibilité ».
Alors elle dépeint dans cet ouvrage toutes les nuances des sentiments auxquels le cœur et la raison d'une femme sont soumis, lorsqu'elle découvre que son amant part aux bras d'une autre femme, à la fin d'un opéra. Contrairement au roman de Stefan Zweig, celui-ci est épistolaire. 46 lettres écrites en 24 heures et adressées par l'héroïne à son amant. 46 lettres qui racontent les tourments de l'âme, de la jalousie, du sentiment amoureux. Voici la troisième d'entre elles.
EXTRAIT
« Que se passe-t-il donc en moi ? Aucune circonstance nouvelle n’a pu augmenter mon trouble, et cependant il s’accroît à chaque instant. Je crois voir mille choses qui m’étaient échappées d’abord. Il semble qu’il y ait des douleurs qu’on éprouve sans le savoir, et dont on ne se rend bien compte que quand elles remplissent tellement le cœur qu’il lui devient impossible de les supporter. Ces idées sont, il est vrai, vagues et confuses ; elles passent devant mes yeux et s’évanouissent comme de vains fantômes ; mais il en est une qui reste toujours là ; une dont la vérité m’épouvante ; une qui repose sur un fait, et que je ne puis me nier à moi-même. Vous avez remarqué cette femme, mon ami ; vous l’avez remarquée ! Et qui ne sait que toutes les illusions de l’amour se touchent ; que la plus douce, la plus nécessaire, la plus sacrée est celle qui nous fait croire qu’il n’existe personne pour nous hors du cercle enchanté dont la passion nous environne ? Vous avez remarqué cette femme ; et moi... je ne voyais que vous ! »
Constance de Salm a aussi imaginé « Vingt-quatre heures d'une femme sensible » comme une leçon adressée aux femmes, souhaitant leur montrer ainsi à quel point les sentiments des femmes peuvent les égarer. À sa sortie, « Vingt-quatre heures d'une femme sensible » a reçu un bel accueil. Mais la postérité n'a pas reconnu Constance de Salm à la juste valeur qu'elle recevait de son temps. C'est à la fin du 20e siècle que Constance de Salm a été redécouverte par des féministes aux États-Unis. Puis c'est en particulier la réédition de « Vingt-quatre heures d'une femme sensible », en 2007, qui a permis de la rédécouvrir en France.
Les références : - « Vingt-quatre heures d'une femme sensible », de Constance de Salm, 2012, aux éditions Libretto, avec la postface de Claude Schopp - « Vingt-quatre heures d'une femme sensible », de Constance de Salm, sur Wikisource - Œuvres complètes de Constance de Salm sur Gallica - « Constance de Salm », Dictionnaire des féministes : France XVIIIe-XXIe siècle, dirigé par Christine Bard et Sylvie Chaperon, 2017, PUF, pp. 1294-1295 - « Constance-Marie de Théis », notice d'Héloïse Morel, 2017, sur le site du Siéfar (Société internationale pour l'étude des femmes de l'Ancien régime) - « La Querelle des femmes ou n'en parlons plus », Éliane Viennot, 2019, éditions iXe
Illustrations : Glwadys Le Roy (Instagram) + Portrait de Constance de Salm par Jean-Baptiste François Desoria (Wikimedia Commons) Extraits musicaux : « Junk City » de Gold Panda pour le jingle ; « black screen » de LCD Soundsystem
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