Du côté des autrices : Elsa Triolet
Du côté des autrices : Elsa Triolet

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lundi 18 mai 2020
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Elle fut la première femme à recevoir le Goncourt, en 1944. Aussitôt des voix masculines s’élevèrent. Elles dirent qu’elle n’avait obtenu ce prix que parce qu’elle était une femme. Elles dirent qu’elle avait reçu ce prix pour des raisons politiques, parce que son recueil de nouvelles faisait écho à son engagement dans la Résistance. Une réaction digne de celles qui ont suivi les récompenses revenues à des femmes dans notre ère post #MeToo.

Je parle d’Elsa Triolet, première femme à avoir reçu le Goncourt donc, mais qui continue d'être largement présentée comme la muse de Louis Aragon, dont elle fut la compagne. Elle a pourtant menée sa propre carrière, en tant qu’autrice et traductrice. Et si Aragon lui dédie beaucoup de ses œuvres, dont son fameux poème « Les yeux d’Elsa », ils ont en réalité entretenu un dialogue d’égal à égale, s’inspirant l’un l’autre. Leurs œuvres se sont même souvent répondu. C’est le cas entre le célèbre roman « Aurélien » d’Aragon (1944) qui fait écho « Cheval blanc » qu’Elsa Triolet a publié un an plus tôt.

Elsa Triolet est née en 1896 à Moscou, sous le nom d’Ella Kagan. Elle tient son nom de famille sous lequel elle est connue de son premier mari, Antoine Triolet, un officier français en poste à Moscou. Elle publie son premier roman en 1926, en russe. Elle est encouragée à continuer dans cette voie par le cercle littéraire qu’elle fréquente dans la capitale soviétique. Elle quitte l’URSS pour la France avec Antoine Triolet, puis séjourne avec lui un an à Tahiti. Leur relation se dégrade et Elsa Triolet s’installe à Paris. Là, elle retrouve un autre cercle artistique. Celui des surréalistes, où elle rencontre Louis Aragon. Ils ne se quittent plus. Agnès Varda consacre d’ailleurs un court-métrage à leur amour, « Elsa la rose » (1966).

Ensemble, Elsa Triolet et Louis Aragon s'investissent dans le communisme et dans la Résistance. « Le Premier accroc coûte 200 francs », c'est la phrase qui annonçait le débarquement en Provence. Elle reprend cette expression en guise de titre pour son recueil de nouvelles qui remporte le Goncourt. Malgré la liberté retrouvée, Elsa Triolet n'a pas eu un regard tendre pour les années d'après-guerre. Elle voit d'un mauvais œil l'oubli qui s'impose très vite sur les actions commises sous l'Occupation. Elle dédaigne aussi ces années fastes des Trente Glorieuses, de la croissance retrouvée, de la consommation décuplée.

En 1959, elle entame sa trilogie « L'âge de nylon » avec un premier tome, baptisé « Roses à crédit ». Dans ce roman, Elsa Triolet raconte l'histoire de Martine, fille de Marie et d’un père inconnu, deuxième enfant d’une famille de six. Martine grandit dans une grande misère, dans une cabane en lisière d’un bois où les rats se faufilent sur vous la nuit. Elle déteste cet environnement du plus profond de son âme et se réjouit lorsqu’elle parvient à convaincre sa mère de la laisser être prise en charge par la coiffeuse du village, Madame Donzert, dont la fille Cécile est sa meilleure amie. Avec elles, Martine se délecte dans un univers de pacotille où tout est propre et sent bon, à l’opposé de ce qu’elle a vécu, comme on le perçoit dans cet extrait.

EXTRAIT

« Martine n’avait jamais été au cinéma, elle n’avait jamais vu la télévision… La radio, ça oui, chez M’man Donzert elle laissait la radio ouverte tout le temps, à tremper dans la musique et dans les mots d’amour… Mais venait M’man Donzert et elle coupait musique et mots d’amour avec l’indifférence du temps qui passe. Le silence qui s’ensuivait était odieux comme de recevoir un seau d’eau froide sur le dos, comme de manquer une marche, comme d’être réveillée au milieu d’un rêve. Pour Martine, cette musique était un vernis qui coulait, s’étalait, rendant toute chose comme les images en couleurs des magazines, sur papier glacé. Mme Donzert était abonnée à un journal de coiffure et elle achetait des journaux de modes où l’on voyait des femmes très belles, et du nylon à toutes les pages, des transparences pour le jour et la nuit, et, soudain, sur toute une page, un œil aux cils merveilleux ou une main aux ongles roses… et des seins dont le soutien-gorge accusait encore la beauté et les détails… Sur le papier glacé, lisse, net, les images, les femmes, les détails étaient sans défauts. Or, dans la vie réelle, Martine voyait surtout les défauts… Dans cette forêt, par exemple, elle voyait les feuilles trouées par la vermine, les champignons gluants, véreux, elle voyait les tas de terre du passage des taupes, le flanc mort d’un arbre déjà attaqué par le pic-vert… Elle voyait tout ce qui était malade, mort, pourri. La nature était sans vernis, elle n’était pas sur papier glacé, et Martine le lui reprochait. »

Obsédée par le papier glacé et les ongles roses, Martine, première de sa classe, devient la parfaite employée du salon de coiffure de Madame Donzert avant de se faire engager à Paris dans un institut de beauté. Son bonheur dépend d’une quantité de produits de consommation et d’ameublement, qu’elle achète à crédit. Une obsession qui tourne à la déraison et qu'Elsa Triolet transcrit très bien, dans un univers entre le film « Vénus Beauté » de Toni Marshall et le roman « Les Années » d'Annie Ernaux, où défilent les objets et les envies qui marquent une époque. Elsa Triolet raconte les ambitions de plus en plus tristes et froides de son héroïne, prisonnière d'une image de la femme parfaite et d'un monde de plastique.

Elsa Triolet continue sa trilogie avec deux autres tomes, « Luna Park » et « L'Âme ». Au total, elle publie une trentaine d'ouvrages. Elsa Triolet est très engagée dans la démocratisation de la lecture. Pour elle, un écrivain public est celui qui « exprime ceux qui ne savent pas écrire. Celui qui comme le magicien d’autrefois exorcise la foule, qui comme le psychanalyste d’aujourd’hui cherche à la libérer en nommant les maux qu’elle ne sait pas préciser ». Alors continuons à lire, pour ressentir le monde et la foule.

Les références : – « Elsa Triolet, premier Prix Goncourt féminin », article sur Retronews.fr – Biographie d'Elsa Triolet sur le site de l'Erita (Équipe de recherche interdisciplinaire sur Louis Aragon et Elsa Triolet) – « L'identité féminine dans l’œuvre d'Elsa Triolet », de Thomas Strauder (dir.), Tübingen : Gunter Narr, coll. "Edition lendemains", 2011.

Illustrations : Glwadys Le Roy (Instagram) + Portrait d'Elsa Triolet (Wikimedia Commons)

Extraits musicaux : « Junk City » de Gold Panda pour le jingle ; « Telefony » de Hania Rani et Dobrawa Czocher

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