Balladur • Michaela
Marguerite Duras, c'est sûr, vous connaissez. C'est l'une des autrices françaises les plus célèbres. Mais avez-vous déjà entendu parler de Claire de Duras ? Pas de lien de parenté entre les deux femmes, mais un talent littéraire certain. L'une est parvenue à se glisser parmi les figures masculines du Panthéon littéraire, l'autre a peiné à faire résonner son nom jusqu'à nous. Rendons donc hommage à la seconde, pour que le nom de Duras éveille désormais en vous autre chose que les doux souvenirs de la lecture de « L'Amant » ou du « Ravissement de Lol V. Stein ».
Claire de Duras est née Claire de Kersaint en 1777. Comme pour d'autres femmes de l'époque et beaucoup d'autres après, il fallut l'acharnement de plusieurs amis pour la convaincre d'écrire. En 1820, Claire de Duras, qui maîtrise l'art de raconter les histoires, leur narre un fait divers qui la trouble. Trois ans plus tard, elle publie « Ourika », son premier roman. Elle le publie de manière anonyme et seulement à une dizaine d'exemplaires, destinés à son entourage et inspirés de cette histoire. « Ourika », c'est un roman inspiré de l'histoire vraie d'une Sénégalaise arrivée en France à l'âge de deux ans, sauvée du bateau négrier sur lequel elle se trouvait par le gouverneur des possessions françaises du pays. Il ramène alors Ourika en France et la confie à sa sœur, qui l'éduque comme sa fille.
Cette histoire parle à Claire de Duras pour plusieurs raisons. Petite-fille de planteurs en Martinique, mais aussi fille d'un membre de l'Assemblée constituante qui propose un plan d'affranchissement des esclaves, elle porte une réflexion sur la place des Noirs dans la société. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, alors que l'esclavage est interdit en métropole, l'aristocratie se pique de la mode d'avoir des domestiques noirs, certes affranchis, mais dont on scrute l'exotisme. Claire de Duras met alors en scène cette intégration imparfaite, où l'on fait croire à Ourika qu'elle s'émancipera comme les autres par son éducation alors que le racisme l'empêchera de transcender son statut. Ourika, seule femme noire dans une société blanche, incarne aussi pour Claire de Duras les sentiments de solitude extrême et de rejet auxquels elle s'est trouvée à plusieurs reprises confrontée, des sentiments qui nourrissent la littérature romantique d'alors. Dans son roman, Claire de Duras imagine le moment désarmant où Ourika découvre, par l'intermédiaire d'une conversation surprise entre sa bienfaitrice et l'une de ses amies, qu'elle sera à jamais différente à cause de sa couleur de peau. Ce moment lui fait relire toute son enfance et la plonge dans un désespoir absolu, dont elle ne peut parler avec personne.
Ourika intériorise alors le regard que la société porte sur elle et sur ses origines. Elle se met à être dégoûtée d'elle-même, fuyant les miroirs et cachant sa peau par tous les artifices possibles. Désormais alerte sur sa condition, elle craint les regards qui se posent sur elle, augmentant ses sensations d'exclusion, comme elle le décrit dans cet extrait.
EXTRAIT
« Ma position était si fausse dans le monde, que plus la société rentrait dans son ordre naturel, plus je m'en sentais dehors. Toutes les fois que je voyais arriver chez madame de B. des personnes qui n'y étaient pas encore venues, j'éprouvais un nouveau tourment. L'expression de surprise mêlée de dédain que j'observais sur leur physionomie, commençait à me troubler ; j'étais sûre d'être bientôt l'objet d'un aparté dans l'embrasure de la fenêtre, ou d'une conversation à voix basse : car il fallait bien se faire expliquer comment une négresse était admise dans la société intime de madame de B. Je souffrais le martyre pendant ces éclaircissements ; j'aurais voulu être transportée dans ma patrie barbare, au milieu des sauvages qui l'habitent, moins à craindre pour moi que cette société cruelle qui me rendait responsable du mal qu'elle seule avait fait. J'étais poursuivie, plusieurs jours de suite, par le souvenir de cette physionomie dédaigneuse ; je la voyais en rêve, je la voyais à chaque instant ; elle se plaçait devant moi comme ma propre image. »
Claire de Duras est l'une des premières, dans la littérature occidentale, à avoir écrit un ouvrage dont le personnage principal est une héroïne noire, qui est aussi la narratrice du roman. Par l'originalité de son point de vue, par le désespoir absolu qu'il décrit, le roman se passe de salons en salons, forçant Claire de Duras à le publier de manière officielle pour éviter les copies pirates. « Ourika » devient alors une véritable référence culturelle. Plusieurs chercheurs décrivent que le roman arracha des larmes à Goethe. Balzac y fait référence dans l'un des tomes de la Comédie humaine. Louis XVIII commanda un vase représentant Ourika... Mais le roman tombe progressivement dans l'oubli, comme ceux d'autres autrices de la génération de Claire de Duras, dont les talents ont pourtant été loués par Chateaubriant ou Stendhal. C'est grâce à une réédition, en 1993 en Angleterre, que le roman a recommencé à susciter l'intérêt qui lui était dû et que Claire de Duras a été réhabilitée.
Les références : – « Ourika » de Madame de Duras, texte intégral + dossier par Virginie Belzgaou, Gallimard, Folioplus Classique, 2020
Illustrations : Glwadys Le Roy (Instagram) + Portrait de Claire de Duras (Wikimedia Commons)
Extraits musicaux : « Junk City » de Gold Panda pour le jingle ; « Says » de Nils Frahm
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