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Depuis la dernière fois, une femme a reçu le prix Nobel de Littérature. Il s'agissait seulement de la quinzième, sur les 116 prix remis depuis 1901. La récompense est revenue à l'autrice polonaise Olga Tokarczuk, saluée par l'académie suédoise pour son « imagination narrative qui, avec une passion encyclopédique, représente le franchissement des frontières ».
Des frontières, il faut en franchir justement, lorsqu'on est une femme et que l'on désire écrire et être reconnue pour ce talent. L'autrice de cet épisode, Françoise de Graffigny, le sait bien. Françoise de Graffigny, née en 1695 à Nancy, a franchi de son vivant des frontières délimitées pour les femmes, puis elle en a fait franchir à l'héroïne de son principal roman : Zilia, dans « Lettres d'une péruvienne ».
Françoise de Graffigny s'est d'abord émancipée d'un père, puis d'un mari violent. Elle s'est ensuite réfugié dans le château de la mathématicienne Émilie du Châtelet, qui fréquente alors Voltaire. Puis elle s'est échappée jusqu'à Paris. Là, elle y a franchit d'autres frontières. Elle a fréquenté le salon littéraire de Jeanne-Françoise Quinault, dit le « salon du bout du banc ». Elle a entretenu une abondante correspondance, qui a d'ailleurs permis à de nombreuses personnes de mieux décrypter l'époque. Et surtout, elle s'est initiée à la mode du roman épistolaire, mis au goût du jour par Montesquieu avec ses « Lettres persanes » en 1721.
Françoise de Graffigny n'a pas regardé vers la Perse et le Moyen-Orient comme nombre de ses congénères, mais vers l'Amérique du Sud. En 1747, elle publie « Lettres d'une péruvienne ». Elle y met en scène Zilia, une princesse inca enlevée par les colons espagnols, prise ensuite sous l'aile d'un Français. L'occasion d'élaborer une critique sociale de l'époque à travers les yeux d'une étrangère obligée de découvrir les us et coutumes françaises. Un peu comme « L'Ingénu » de Voltaire…
« Lettres d'une péruvienne » rencontre un succès total : il devient l'un des romans les plus lus de l'époque, il est traduit dans plusieurs langues, il est réédité plus de 100 fois… Il est même mis à l'Index, ce registre des ouvrages prohibés, ce qui ne fait que déployer davantage d'attrait pour l'ouvrage. Et pourtant, pourtant, malgré toutes ces qualités, l’œuvre finit par être oubliée, ainsi que Françoise de Graffigny, avant que des féministes ne la redécouvrent dans les années 1970.
Je vais vous en lire un extrait. C'est un passage où Zilia décrit à son amant Aza son incompréhension du traitement des femmes dans un pays tel que la France. Sa subjectivité fait prendre conscience de l'absurdité de cette situation.
EXTRAIT
« Il n’est pas surprenant, mon cher Aza, que l’inconséquence soit une suite du caractère léger des Français ; mais je ne puis assez m’étonner de ce qu’avec autant et plus de lumières qu’aucune autre nation, ils semblent ne pas apercevoir les contradictions choquantes que les étrangers remarquent en eux dès la première vue. Parmi le grand nombre de celles qui me frappent tous les jours, je n’en vois point de plus déshonorante pour leur esprit, que leur façon de penser sur les femmes. Ils les respectent, mon cher Aza, et en même-temps ils les méprisent avec un égal excès. La première loi de leur politesse, ou si tu veux de leur vertu (car je ne leur en connais point d’autre) regarde les femmes. L’homme du plus haut rang doit des égards à celle de la plus vile condition. Il se couvrirait de honte et de ce qu’on appelle ridicule, s’il lui faisait quelque insulte personnelle. Et cependant, l’homme le moins considérable, le moins estimé, peut tromper, trahir une femme de mérite, noircir sa réputation par des calomnies, sans craindre ni blâme ni punition. [...] Ici, loin de compatir à la faiblesse des femmes. Celles du peuple, accablées de travail, n’en sont soulagées ni par les lois ni par leurs maris ; celles d’un rang plus élevé, jouets de la séduction ou de la méchanceté des hommes, n’ont pour se dédommager de leurs perfidies, que les dehors d’un respect purement imaginaire, toujours suivi de la plus mordante satire. [...] L’impudence et l’effronterie dominent entièrement les jeunes hommes, surtout quand ils ne risquent rien. Le motif de leur conduite avec les femmes n'a pas besoin d'autres éclaircissements : mais je ne vois pas encore le fondement du mépris intérieur que je remarque pour elles, presque dans tous les esprits ; je ferai mes efforts pour le découvrir ; mon propre intérêt m'y engage. O mon cher Aza ! quelle serait ma douleur, si à ton arrivée on te parlait de moi comme j'entends parler des autres. »
À l'instar de ce que ressent son héroïne, Françoise de Graffigny a aussi connu le mépris… après la gloire. Elle aurait pu être aussi connue que Monstesquieu ou Voltaire, mais elle est tombée dans l'oubli, connaissant un sort similaire à quantité d'autres autrices. Les références : - « De Minette à Théonise : Françoise de Graffigny et l’éducation féminine », article de Charlotte Simonin, dans « Femmes éducatrices au siècle des Lumières», dirigé par Isabelle Brouard-Arends et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Presses universitaires de Rennes, 2007 - « D'intéressantes "retrouvailles" : la seconde carrière de trois femmes de lettres », article de Marie-Laure Girou Swiderski, dans la revue Dix-huitième siècle 2014/1 (n° 46)
Illustrations : Glwadys Le Roy (Instagram) + Portrait de Françoise de Graffigny par Victorine-Angélique-Amélie Rumilly (Wikimedia Commons)
Extraits musicaux : « Junk City » de Gold Panda pour le jingle ; « Hiroshima Mon Amour » d'Ultravox ; « The Lake » DeYarmond Edison
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